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ENKI BILAL



1951
C'est le 7 Octobre 1951 qu'Enki (diminutif de Enes) Bilal voit le jour à Belgrade en Yougoslavie, six ans après la fin de la guerre, « de père Yougoslave et de mère Tchèque », son père étant l'ancien tailleur du Maréchal Tito. Il y passe dix ans de sa vie.

Petit, Enki Bilal a joué dans un film où son personnage dessinait à la craie sur les trottoirs. Il s'agissait d'une course poursuite entre deux bandes rivales d'enfants.


1960
A l'école, il annonce à son institutrice qu'il va rejoindre son père à Paris. Seulement, à l'époque, le régime en place "interdisait" aux familles yougoslaves de s'exiler.

Déjà, l'administration suspecte son père de ne pas être rendré de France depuis longtemps. Le secret est donc de rigueur. Heureusement, l'institutrice est intéressée par l'appartement des Bilal et son mari occupe un poste qui leur permettent d'accélérer le départ de la famille.

Il arrive donc à Paris où il doit apprendre le français. Très vite, il devient le premier de sa classe en français.


1971
Enki Bilal dessine, et propose ses dessins à la rédaction de Pilote, mais il est renvoyé chez lui. Il revient en 1971 y chercher un prix.

Pour Pilote, il dessine les hommes politiques de l'époque (Valéry Giscard Destaing, ...).


1972
C'est en 1972, après un court passage aux Beaux-Arts, que Enki Bilal publie sa première histoire, L'appel des étoiles, plus connu sous le nom Le bol maudit, dans le journal Pilote. A Pilote, il rencontre Pierre Christin, scénariste de Valérian, avec lequel il entretient une longue et fructueuse collaboration:

- La croisières des oubliés(1975);

- Le vaisseau de Pierre(1976);

- La ville qui n'existait pas(1977).


1979
En 1979, sort Les Phalanges de l'Ordre Noir(1979), qui a un énorme succès: il remporte le prix RTL 1980 de l'Album de bande dessinée destinée aux adultes, et se place au 11ème rang du magazine Lire, recensant les 20 meilleurs livres de l'année 1979.


1980
La foire aux immortels(1980), dessiné et écrit par Enki Bilal. Premier volet d'une trilogie «la trilogie Nikopol» (La foire aux immortels, La Femme piège et Froid équateur).

Pendant ce temps, la collaboration entre Enki Bilal et Christin se poursuit : ils réalisent ensemble plusieurs ouvrages d'illustrations et de photos détournées pour les éditions Dargaud et Autrement(Los Angeles - l'étoile oubliée de Laurie Bloom et Coeurs Sanglants et autres faits divers).

Puis Enki Bilal signe l'Affiche du film Mon oncle d'Amérique d'Alain Resnais.


1982
Publication du Crux universalis, sur un scénario de Pierre Christin.

Publication du Die Mauer(porfolio)

Il dessine en 1982 une partie des décors, imagine les costumes et réalise des « GLASS PAINTING » (huit en tout) pour le film :Affiche du film la vie est un roman d'Alain Resnais.


1983
En 1983, un album mythique sort: Partie de Chasse(1980). Paris-Match, Télérama, Le Point, l'Express, Le Figaro, Le Matin, Le Monde en feront une critique dithyrambique.


1985
Recherches graphiques pour Le Nom de la Rose de Jean-Jacques Annaud, d'après le roman dUmberto Ecco.


1986
Puis c'est en 1986 que le deuxième volet de La trilogie Nikopol: La Femme piège est publié. La même année, Enki Bilal rencontre Patrick Cauvin et les deux hommes deviennent amis et signent Hors jeu, un album de textes et d'illustrations consacré au thème des Sports.


1987
Enki Bilal devient le 14ème président du Salon International de la Bande Dessinée à Angoulême et gagne le premier prix.


1988
Il fait ensuite en 1988 une exposition au Palais de Tokyo accompagné par le photographe Josef Koudelka et le peintre-illustrateur-photographe-dessinateur Guy Pellaert.


1989
Puis Enki Bilal termine son premier film, Bunker palace hotel, en 1989 avec Jean-Louis Trintignant et Carole Bouquet. Les Humanoïdes Associés publient l'album Exterminateur 17 (prépublié en 1978 dans les pages de Métal Hurlant) sur un scénario de Jean-Pierre Dionnet.


1990
Les Humanoïdes Associés rééditent l'ensemble des oeuvres de Bilal publiées auparavant aux éditions Dargaud: Mémoires d'outre-espace, La croisières des oubliés, Le vaisseau de Pierre, La ville qui n'existait pas, Les Phalanges de l'Ordre Noir, Partie de Chasse, La foire aux immortels, La Femme piège, ainsi que Coeurs Sanglants et autres faits divers.

Il dessine les décors et les costumes de opa_mia, un spectacle de Denis Levaillant (Festival d'Avignon).


1991
Décors et costumes de Roméo et Juliette, ballet de Prokoviev, sur une chorégraphie d'Angelin Preljocaj.

Au mois de Novembre de 1991, Enki Bilal expose pendant deux mois à la Grande Halle de la Villette à Paris.


1992
Exposition Transit à la Grande Arche de la Défense (Paris).


1993
Sortie du dernier volet de La trilogie Nikopol, Froid équateur, élu meilleur livre de l'année tous genres confondus pour le magazine Lire. Une première dans l'histoire de la bande dessinée.


1994
Exposition et édition de Bleu sang.


1996
Parution de Mémoires d'autres temps, réédition augmentée de Le bol maudit et de Crux universalis.


1997
En France sort le deuxième film de Bilal : Tykho moon, co-écrit avec Dan Frank. On y retrouve Jean-Louis Trintignant accompagné par Julie Delpy, Joseph Leysen, Michel Picolli et Richard Bohringer.


1998
Publication de Le Sommeil du Monstre, premier volume de la nouvelle trilogie tant attendue d'Enki Bilal.


1999
Publication de l'album Un siècle d'amour aux éditions Fayard d'Enki Bilal et Dan Franck.

La même année, dernière parution de L'état des stocks réédité aux éditions Les Humanoïdes Associés.


2000
Exposition Magma

Museo Diego Aragon Pignatelli Naples
Exposition Le Sarcophage


2001
Album Le sarcophage (Paris, Bibliothèque Historique)

Exposition enkibilalandeuxmilleun

Projets :

- Film futuriste qui mélangera images de synthèse et acteurs réels reprennant trois personnages de la trilogie "Nikopol" : la femme piège, le dieu Horus et Nikopol.

- Album Trente-deux Décembre (deuxième volume de la trilogie commencé avec Le Sommeil du Monstre), annoncé en 2002 (prévu initialement en 2001).


2006
Il crée l'illustration du timbre de France Europa sur le thème de l'intégration.


2011
Dernier album « Julia et Roem » (Casterman).

— Enki Bilal




Enki BILAL, dibujante, guionista y director de cine, nace en Belgrado el 7 de octubre de 1951, de madre checa y padre yugoeslavo.



Allí participa en su primer contacto con el cine y la pintura: un medio-metraje, "un West Side Story yugo-socialista de después de la guerra" (prefacio a l'Etat de Stocks) donde interpreta a un pequeño pintor callejero.

En 1960 se traslada con su familia a París para reencontrase con su padre. Se instalan en las afueras de la gran ciudad, lejos de las luces y los lujos, pero no de "la violencia urbana: los coches, el ruido, los transportes públicos, el alumbrado nocturno. Para un niño, todo esto era profundamente impresionante."

Bilal comienza Bellas Artes, pero su paso por dichos estudios es fugaz.

En 1972 publica su primera obra, Le Bol Maudit en la revista «Pilote», como consecuencia de un concurso organizado por esta. Anteriormente, ha enviado muestras de su trabajo a René Goscinny quien, sin aceptarlas todavía, le anima a perseverar. En «Pilote», Bilal entra en contacto con diversos artistas: Bretéchér, Druillet, Giraud, Mézières...

Sus primeros trabajos son pequeñas historias de Ciencia-Ficción, que le hacen labrarse fama de clon de Mœbius, así como ilustraciones para las páginas de actualidad de «Pilote».

En 1975 comienza su colaboración con el guionista Pierre Christin, con quien realiza la serie de relatos fantásticos-políticos Légendes d'ajourd'hui. Hasta el año 1983 firman 5 albumes:

La cruzada de los olvidados,

El navio de piedra,

La ciudad que nunca existió,

Las falanges del orden negro y

Partida de caza.

En 1980 comienza la publicación en «Pilote» de su primer album como autor completo: La feria de los inmortales, primera parte de la Trilogía Nikopol.

En 1982, el director de cine Alain Resnais pide a Bilal que realize el diseño de los decorados de La Vie es un Roman, su última película. En 1985, nueva colaboración en el mundo del cine; en este caso El nombre de la rosa de Jean-Jacques Annaud.

La mujer trampa, la segunda parte de la Trilogía Nikopol aparece en 1986. Siendo ya un autor consagrado, Bilal se lanza con este album a un ejercicio de experimentación grafica y narrativa. Por las mismas fechas ilustra los textos de Patrick Cauvin en Fuera de juego.

Al año siguiente, gana el Gran Premio del 14 Salón Internacional del Comic de Angoulême.

En 1989 realiza su primera película como director: Bunker Palace Hotel, protagonizada por Jean-Louis Trintignant y Carole Bouquet, obteniendo críticas positivas, así como aceptación por parte del público.

En 1991 se produce el estreno de Roméo et Juliette, con coreografía de Angelin Preljocaj, en la que Bilal realiza los decorados y diseño del vestuario. Al año siguiente, colabora en la opera O.P.A. Mia de André Engel y Denis Levaillant.

En 1992 y en colaboración con el galerista Christian Desbois realiza la exposición Transit en el Gran Arco de la Defensa de París.

Tras 12 años desde la publicación del primer tomo, en 1992 aparece la última parte de la Trilogía Nikopol: Frío Ecuador. La espera ha merecido la pena y es elegido mejor libro del año (de todos los géneros) por la revista francesa Lire.

Dos años después aparece Sangre Azul, recopilación de dibujos y pinturas expuestas en la galería de su amigo Christian Desbois y centradas en los personajes de la Trilogía Nikopol.

La segunda película de Bilal como director, Tykho moon, se estrena en 1997. En esta ocasión no obtiene éxito de público ni de crítica, teniendo un fugaz paso por las pantallas francesas. Sin embargo, en Japón ocurre lo contrario, convirtiendose en un film de culto.

En 1999 y tras seis años de ausencia, se produce el regreso de Bilal al mundo del comic con El sueño del monstruo, la primera parte de una nueva trilogía.

— Noveno Arte



Enki Bilal

Portrait d’un visionnaire



Géant de la bande dessinée et visionnaire dont l'œuvre entière témoigne des grands bouleversements du XXe siècle, Enki Bilal a su réinventer les codes de la bande dessinée et donner á cette forme d'expression un véritable statut d'œuvre d'art. Au-delá du fait que Bilal ait pulvérisé les cadres de la planche et ouvert la narration à de nouveaux horizons, l'artiste a aussi transformé ses dessins en toiles grand format peintes à l'acrylique qui, reconnues á titres d`œuvres importantes, sont exposées en galerie et cotées sur les marchés. Ainsi, Enki Bilal, bédéiste de génie et réalisateur de trois longs métrages, est en fait un artiste pluridisciplinaire qui se tient en équilibre sur la frontière où se rencontrent littérature et arts visuels, au somment même de ce neuviéme art qu'il a contribué à renouveler.

Né à Belgrade en 1951, dans la Yougoslavie de l'après-guerre sur laquelle règne Tito, Enes Bilalovic y vit une enfance heureuse. Dès son jeune âge, il est fasciné par le cinéma et fait preuve d'un grand talent pour le dessin. Alors qu'il n'a que de 10 ans, Enki et sa famille immigrent en France. Accompagné de sa sœur et de sa mère, ils partent en train pour aller rejoindre le père dèjá installé depuis quelques années dans la banlieue parisienne. Dés son arrivée, le jeune garçon n’a qu’un désir: apprendre la langue et s’intégrer au plus vite.

La jeunesse française d'Enki est marquée par son amour du cinéma, son intérêt pour le dessin et la découverte de la littérature - surtout Baudelaire et les auteurs fantastiques. L'effervescence grandissante autour de la bande dessinée française de l'époque pique sa curiosité. Se tournant alors vers la revue Pilote, où les grands noms se bousculent, il aurait demandé conseil á Goscinny, qui l’encouragea dans cette voie. Quelques années plus tard, á peine âgé de 20 ans, Enki Bilal remporte un concours organisé par cette même revue. C'est ainsi qu’il commence à construire son univers pictural en collaborant à Pilote.

Mais c'est à la suite de sa rencontre avec le scénariste Pierre Christin que son style se précise et que sa carrière prend véritablement son envol. En effet, les deux hommes mettent en commun leurs talents et publient une série d’albums regroupés sous le titre des Légendes d’aujourd’hui, qui réinventent le genre en l'ouvrant aux réalités sociales et politiques contemporaines. Leurs efforts culminent avec la parution de deux titres qui font date: Les phalanges de l'Ordre noir (1979) et de Partie de chasse (1983), œuvres des plus abouties dont le dernier titre anticipe brillamment la chute du communisme.

Parallèlement à cette fructueuse collaboration, le dessinateur de génie commence à élaborer ses propres scénarios et initie sa Trilogie Nikopol en publiant La foire aux immortels (1980). Considérée comme une œuvre d’anticipation plutôt que de science-fiction, l'univers de Bilal se déploie dans un «futur présent». La femme piége paraît en 1986 et vient en quelque sorte faire éclater les codes de la bande dessinée et accélérer le renouvellement du genre, puis c'est au tour de Froid Équateur (1992), qui remporte un succès phénoménal et se classe au palmarès littéraire.

Simultanément, Bilal travaille en cinéma, participant à la création de décors pour les films d'Alain Resnais au moyen d’une technique de peinture sur verre. Il sera à son tour tenté par l’aventure et réalisera Bunker Palace Hôtel (1989), Tykho Moon (1997) et Immortel (Ad Vitam) (2004). Si la critique n'est pas tendre à l'égard de ses films, Bilal garde entière sa passion pour le médium et assume totalement sa production.

C’est à la suite de l’exposition Bleu sang présentée à la galerie Christian Desbois que la carrière de bédéiste prend une nouvelle tangente. En effet, en 1994, l'exposition donne à voir 10 tableaux grand format peints à l'acrylique, accompagnées de textes et d’aphorismes, qui seront ensuite regroupées en un volume. L'artiste revisite les personnages de la Trilogie Nikopol, mais les transpose dans un univers qui prend acte de l'éclatement de la Yougoslavie, ventre meurtri des Balkans d'où le créateur est originaire. Les convulsions qui secouent cette région imprègneront durablement sa production subséquente.

Avec Le sommeil du monstre, Enki Bilal initie sa Tétralogie, une nouvelle série d'albums imprégnés par les conflits politiques et religieux qui sévissent, sorte d'œuvre visionnaire qui anticipe la montée des intégrismes et les événements du 11 septembre. En effet, si les œuvres de Bilal flirtent avec l'anticipation, elles font essentiellement le portrait de nos sociétés contemporaines, posant sur elles un regard d’une acuité et d'une lucidité peu communes. Ainsi, Bilal, en créateur pluridisciplinaire dont l'œuvre est marquée par l'hybridité, est rien de moins qu'un monstre sacré de la bande dessinée, un artiste dont la sensibilité est résolument tournée vers le XXIe siècle.


La jeunesse
Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, le maréchal Josip Broz, dit Tito, règne sur la Yougoslavie. Pendant des décennies, son régime réussira à maintenir l’unité de ce pays composé de six républiques et de deux régions autonomes. Et les diverses communautés qui composent la Yougoslavie vivront paisiblement entre elles jusqu’aux années 1990, malgré les souvenirs tragiques de la Deuxième Guerre mondiale.

À Belgrade, le 7 octobre 1951, naît Enes Bilalovic. Le jeune garçon, qu’on appellera plus souvent par son diminutif Enki, a des parents qui reflètent bien la complexité de cette région européenne: son père, qui a lutté contre les nazis en compagnie de Tito, vient de Ljubuski en Bosnie-Herzégovine. Il est bosniaque et musulman. Sa mère est tchèque et catholique. Elle est originaire de la région de Karlovy Vary, non loin de Prague, en Tchécoslovaquie (maintenant République tchèque), et est arrivée en Yougoslavie à l’âge de deux ans.

Pour le jeune Enki Bilal (appelons-le dès maintenant par son nom d’artiste), la vie est agréable à Belgrade. Avec sa sœur et ses parents, il habite au 16, rue Tadeusa Koscuskog. Il a conscience d’être entouré de gens d’ethnies et de religions différentes, mais cela lui apparaît comme absolument normal, et il mène dans ce climat une enfance tout à fait yougoslave. Il adorait ce pays et ses villes remplies d’histoire, telles que Dubrovnik, Split, Sarajevo. Invité à l’émission Bouillon de culture, en 2001, Enki Bilal confiera qu’il allait souvent à Sarajevo, que ce soit pour des raisons familiales ou parce que la ville se trouvait sur la route vers la mer. À chaque fois, c’était l’occasion pour lui de se plonger dans un exotisme extraordinaire, de découvrir le métissage des cultures. Encore jeune, cet exotisme lui faisait presque peur, mais le fascinait en même temps.

Bilal affirme que les premières années d’une existence sont essentielles pour les individus. Pour lui, ses premières images sont celles de Belgrade, une ville encore meurtrie par la guerre. Des musées proposaient en exposition des armes qui avaient été prises aux Allemands. Il a vu des livres terrifiants, présentant des pendaisons de partisans yougoslaves. Malgré ces souvenirs lugubres, Enki Bilal rappelle que Belgrade, bien qu’ayant terriblement souffert de la Deuxième Guerre mondiale, n’était pas la ville froide, austère, ou même triste que les Européens de l’Ouest imaginaient. Pour lui, jeune garçon, la ville était plutôt un paradis. En effet, il habitait en face du parc Kalemegdane, un endroit formidable où avait été bâtie une forteresse, qui lui servait de terrain de jeu magnifique. On peut d’ailleurs entrevoir un dessin de cette forteresse dans l’album Cœurs sanglants et autres faits divers, qui se déroule en partie à Belgrade. Bref, Bilal confie qu’il eut une «enfance ensoleillée».

À l’âge de six ou sept ans, Bilal visionne ses premiers films. Des films d’animation, tout d’abord, puis des films américains. Il aime particuliérement les westerns avec Gary Cooper, John Wayne, et son favori d’entre tous, Richard Widmark. Dès ce jeune âge, Bilal est donc en contact avec le monde hollywoodien, même s’il vit sous un régime communiste plongé en pleine guerre froide.

La preuve de cette influence est documentée, si l’on peut dire. En effet, à l’âge de neuf ans, Bilal apparaît dans un moyen métrage ayant pour titre Couleur sur l’asphalte. Il joue le rôle d’un petit garçon qui dessine à la craie sur les trottoirs de Belgrade. Et il dessine justement un cowboy et un oiseau. Bilal était-il déjà doué pour le dessin? On ne peut l’affirmer avec certitude, car plusieurs années plus tard, Bilal croyait se rappeler que c’est une doublure qui avait réalisé le dessin. Ce qui est certain, cependant, c’est que Bilal ne termina pas le tournage du film.

En effet, Enki, sa sœur et sa mère quittérent « un peu brutalement » Belgrade pour aller retrouver le père qui était déjà installé depuis trois ans en banlieue parisienne. Le paternel, qui était tailleur, avait quitté la Yougoslavie pour des stages de perfectionnement chez des grands couturiers parisiens. Et les stages se prolongeaient ! En fait, le père Bilal ne souhaitait pas revenir en Yougoslavie pour des raisons politiques. Le départ de la famille ne fut pas aisé, car les autorités yougoslaves n’accordaient pas facilement des autorisations pour sortir du pays. Le régime communiste imposant ses règles de surveillance et de paranoïa, il fallait garder le secret sur ce projet d’exil. Très tôt, d’ailleurs, Enki réalise qu’il doit être sur ses gardes et qu’il ne peut pas parler librement à certaines personnes. La mère rappelle constamment aux enfants qu’il faut être discret, qu’il ne faut pas parler du père, déjà à l’étranger. Malgré tout, Enki dit à son institutrice qu’il va aller rejoindre son père à Paris. Cette confidence échappée pourrait bien faire avorter le projet familial.

Mais la rareté des logements à Belgrade entre en jeu. En effet, l’institutrice convoite le logement de la famille Bilal, et le mari de cette derniére occupe un poste qui permet d’arranger l’affaire. Après presque dix ans passés à Belgrade, Enki Bilal quitte donc sa Yougoslavie natale pour retrouver un père qu’il n’a pas vu depuis de nombreuses années. Ce départ ne fut pas facile pour le jeune Bilal. Comme on l’a mentionné plus haut, il vivait une enfance heureuse. Puis, il est confronté à une rupture soudaine avec ses amis, qu’il ne reverra plus. C’est une fracture dans sa vie, une brisure impressionnante. Même aujourd’hui, il semble avoir de la difficulté à parler de cet épisode, en précisant que ce sont des choses qui ne se disent pas forcément très bien.

Le voyage vers Paris est long et pénible. Un périple en train de 42 heures, dont les trois quarts se déroulent en territoire yougoslave. Bilal se souvient encore avec précision de ce détail. L’image du train le marque à jamais, d’où sa fascination pour celui-ci, et les locomotives en particulier, que l’on peut voir souvent dans ses albums. La locomotive qui l’emmena vers Paris l’impressionna, car elle l’embarquait vers un avenir inconnu, qui lui faisait peur. Alors qu’il avait quitté Belgrade par une belle journée ensoleillée, il arrive à Paris sous la pluie. Les Parisiens sont mouillés et ont l’air triste. Devant lui, il voit soudainement un homme élégant, avec un chapeau, et dégageant une forte odeur de cigarette. C’est son père.

Ce départ en France devait n’être qu’une étape vers la destination finale qu’on souhaitait être les États-Unis. Et puis la famille a décidé de s’installer à Paris à demeure. Nous sommes alors en 1961 et Enki Bilal a 10 ans. Les nouveaux arrivants ne parlent pas français, mais l’apprentissage de la langue se passe très bien et très rapidement pour les jeunes écoliers. Enki, en particulier, tire son épingle du jeu et devient premier de classe en cette matière. Ayant appris le français jeune, Bilal n’a évidemment aucun accent. Par contre, il a désormais un accent lorsqu’il parle le serbo-croate.

Après son arrivée en France, Bilal ne modifie pas ses bonnes habitudes et il continue d’aller au cinéma une fois par semaine. Il aime beaucoup les cinéastes Tarkovski et Fellini. Certains films le marquent plus que d’autres : Le dictateur de Chaplin, ou encore 2001, l’odyssée de l’espace, de Stanley Kubrick. Séduit par plusieurs genres cinématographiques, il commence à lire des bandes dessinées qui lui rappellent les projections. Bien que fasciné par le cinéma, l’adolescent Bilal sent pourtant que le septième art lui est inaccessible. Il concentre alors ses énergies sur le dessin. C’est une façon détournée de faire du cinéma, seul, chez lui, sans contrainte. Est-ce qu’on peut affirmer que c’est le cinéma qui l’a mené à la bédé? Possible. Mais le rêve cinématographique n’a jamais quitté Bilal, comme nous le verrons un peu plus tard.

Le cinéma n’est pas la seule influence d’Enki Bilal à cette époque formatrice. La littérature le marque aussi profondément. Peu après son arrivée en France et suite à son apprentissage du français, Bilal découvre Rimbaud, et surtout Baudelaire. Á 13 ans, la lecture des Fleurs du mal a une grande influence sur son imaginaire.

Vers l’âge de 18 ans, il dévore les livres de l’écrivain américain Howard Phillips Lovecraft (1890-1937). Le dessinateur dira même plus tard, lors d’une entrevue télévisée, que ce fut une «lecture forcenée, presque psychopathique». Malgré toute sa passion pour ces œuvres, Bilal reconnaît que cet écrivain talentueux fut un personnage trouble, assez abject, et antisémite. Lovecraft, qui est considéré comme l’un des pères de la littérature fantastique et d’épouvante, a néanmoins stimulé le dessinateur sur un point très précis.

Dans son roman La couleur tombée du ciel, Lovecraft décrit avec beaucoup de précision une poussière grise qui s’étendait sur le monde. C’était un gris innommable, indicible. Voilà des mots, des atmosphères, qui fascinaient Bilal. Des années plus tard, devenu dessinateur, Bilal a adopté le gris comme base de tous ses dessins. Il a cherché, et cherche peut-être encore, à retrouver ce gris mythique, à le transposer sur la planche à dessin.

La littérature a également fourni des thèmes et des personnages à Enki Bilal. La lecture des œuvres de l’Américain Roger Zelazny (1937-1995) a aussi marqué le futur auteur de La femme piège. Dans les œuvres de cet écrivain américain, on retrouve les thèmes de l’immortalité, du pouvoir et de la mythologie égyptienne. Cela inspirera Bilal pour ses dieux égyptiens, qui sont si importants dans La trilogie Nikopol.


Les premiers pas dans le métier
Mais revenons un peu en arrière. Enki l’adolescent est passionné de cinéma et de littérature, mais il a également beaucoup de talent comme dessinateur. Il tient peut-être ce don de sa mère, qui dessine «très, très bien» selon lui. Cette dernière fut son modèle et il a peut-être essayé de reproduire ses dessins. Il lit aussi beaucoup de bandes dessinées. Un de ses copains lui donnait régulièrement de vieux numéros des revues Tintin et Spirou. Bilal dira d’ailleurs qu’il prit le train de la bédé francophone alors en pleine marche.

La légende veut que Bilal présente ses premières planches à un certain René Goscinny, qui est alors directeur de la revue Pilote. Le père d’Astérix encourage le jeune Bilal à continuer à dessiner, mais aussi a compléter ses études. Il fera d’ailleurs, au début des années 1970, un court séjour à l’École des beaux-arts. En 1971, alors qu’il est âgé de 20 ans, Enki Bilal participe à un concours de bandes dessinées organisé par Pilote. Les deux pages qu’il présente sont inspirées du film 2001, l’odyssée de l’espace, en particulier de la première partie du film traitant de l’aube de l’humanité. Il remporte le concours et revient chercher son prix aux bureaux de la revue Pilote. C’est un retour en force.

On peut facilement imaginer que l’atmosphère dans les bureaux de Pilote est stimulante. Rappelons simplement le nom de quelques dessinateurs qui ont collaboré un jour ou l’autre à cette revue: outre Goscinny, citons Marcel Gotlib, auteur de Rubrique-à-brac, Claire Brétecher auteur de Cellulite, ou encore Mandryka et son Concombre masqué. Enki Bilal est donc admis dans un lieu de création intense, avec une tradition de créateurs prestigieux. Il collabore tout d’abord aux pages «actualités» de la revue et dessine des hommes politiques français, tels que George Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing.

Enki Bilal publiera sa première histoire dans la revue Pilote du 16 mars 1972, sous le nom d’Enes Bilal. Le titre de l’histoire est Le bol maudit. Une deuxième histoire intitulée Á tire d’aile, suit dans le Pilote du 30 mars 1972. Une troisième, publiée le 25 mai 1972, a pour titre Ophiusus. Ces premiers opus sont teintés par l’influence de la littérature fantastique et par la poésie de Charles Baudelaire. Le jeune dessinateur nous plonge dans un monde de personnages hideux, où le mal est omniprésent.

Il est intéressant de noter que l’intérêt de Bilal pour la prospective se décèle dans chacune de ses trois premiéres histoires. Bien que scénarisée au début des années 1970, l’action se déroule une trentaine d’années plus tard. Le bol maudit nous situe en l’an 2000 ; Á tire d’aile, en 2021 ; et Ophiucus, en 2023. Cette distance de trente à cinquante ans semblait plaire à Bilal. Et semble encore lui plaire, si l’on se fie aux dates de La trilogie Nikopol ou à celle du Sommeil du monstre.

Le travail au sein de Pilote favorise une rencontre décisive pour la poursuite de sa carriére. En effet, Bilal se lie d’amitié avec le scénariste Pierre Christin. Ce dernier est déjà connu du public pour les albums de Valérian, qu’il a publiés en compagnie du dessinateur Jean-Claude Mézières.

En 1975, Bilal et Christin présentent le fruit de leurs efforts : c’est l’album La croisière des oubliés. Pour Enki Bilal, qui est alors identifié comme un dessinateur de science-fiction, le changement est important. Il s’agit de dessiner le monde contemporain et ses réalités sociales. Pour chercher l’inspiration, Christin entraîne Bilal dans de petits villages de la région de Bordeaux. C’est le début d’une méthode de travail qui fera merveille, et sur laquelle nous reviendrons. En 1976, le duo produit Le vaisseau de pierre et, en 1977, La ville qui n’existait pas. De cette période féconde, Bilal dira que Christin et lui auront peut-être été les premiers bédéistes à introduire dans leurs récits l’aspect social et politique de nos sociétés.

L’activité de Bilal ne se limite pas uniquement à son association avec Pierre Christin. En 1978, son travail solitaire se traduit par l’album Mémoires d’outre-espace. Et en 1979, avec la collaboration du scénariste Jean Pierre Dionnet, il publie Exterminateur 17, qui le replonge dans un univers de science-fiction. Lentement mais sûrement, Enki Bilal se fait un nom, une signature. Mais le milieu de la bande dessinée est dur. On lui reproche de ne pas être assez original et de faire du Jean Giraud, dit Moebius. La critique fait mal.


Le succès au bout du crayon
Le duo Bilal-Christin a développé une bédé de grande qualité avec ses trois premiers albums. Mais il atteint un niveau supérieur en 1979, en abordant des sujets qui débordent du strict territoire français. L’Europe et l’actualité politique deviennent leur terrain de prédilection. Les deux amis produisent alors un véritable bijou: Les phalanges de l’Ordre noir. L’album nous plonge dans le monde très dur de l’extrême droite et de l’extrême gauche européennes. L’action se déroule en 1978, alors que les Brigades rouges secouent la société italienne, que la Fraction armée rouge allemande est toujours active, et que l’Espagne vit un passage difficile vers la démocratie après le décès du dictateur Franco. D’anciens membres des Brigades internationales, ayant combattu du côté des Républicains lors de la guerre civile espagnole (1936-1939) reprennent du service en parcourant l’Europe. L’histoire, passionnante, a rejoint un vaste public. L’album s’est d’ailleurs classé onzième dans le classement des 20 meilleurs livres de 1979, selon la revue Lire. On a même songé à en tirer un film qui aurait été réalisé par le cinéaste Ettore Scola. Mais le projet n’a malheureusement pas abouti.

À l’endos de l’album, on peut lire des extraits des critiques dithyrambiques qu’ont reçues les auteurs. Dans le lot, citons celle de Bernard Pivot, alors animateur de l’émission Apostrophes et rédacteur en chef de la revue Lire : «Les phalanges de l’Ordre noir est plus qu’un album d’un sombre, violent et superbe romanesque: une œuvre politique très représentative de notre temps cruel et dérisoire.»

Artistiquement, cet album fut un véritable défi pour Bilal. C’était un album très long, fait plutôt rare à l’époque, et le travail de mise en couleur s’est révélé harassant. L’illustrateur sent alors le besoin de travailler autrement. Comme on l’a vu un peu plus haut, Bilal n’a jamais cessé son travail solo, malgré sa féconde collaboration avec Pierre Christin. À la fin des années 1970, Bilal avance donc seul dans un projet très ambitieux : une trilogie. En 1980, il publie le premier album de ce qui deviendra La trilogie Nikopol, à savoir La foire aux immortels. Avec cet album, Bilal replonge dans le futur, car l’action se déroule en 2023. Et le personnage Nikopol récite du Baudelaire. Bilal est fidèle à ses influences de jeunesse.

Le succès critique et populaire que reçoit Les phalanges de l’Ordre noir avait placé la barre très haute pour le duo Bilal-Christin. Quatre ans plus tard, soit en 1983, ils publient Partie de chasse. Un autre album extraordinaire, tant au niveau du scénario que des illustrations. Et un succès populaire impressionnant : Partie de chasse s’est vendue à plus de 100 000 exemplaires. Inspiré par leurs voyages en Europe de l’Est, et particulièrement en Pologne, les deux compères produisent une histoire très juste sur le bloc communiste en voie d’effondrement, sur ses apparatchiks et sur les luttes de pouvoir. Rappelons qu’en 1983, la Pologne venait de vivre, en l’espace de quelques années, la naissance de Solidarnosc de Lech Walesa, puis l’instauration de la loi martiale par le général Jaruselski. Christin et Bilal mettent donc en scène une partie de chasse regroupant des personnalités influentes de chacun des «pays frères» formant alors le bloc communiste. Cette chasse, qui sera implacable, annonce la pérestroïka et la glasnost soviétique. Avec la chute du mur de Berlin en 1989, les auteurs ont cru essentiel de mettre cet album à jour. La nouvelle édition de 1990 comprend donc une épitaphe, qui replace Partie de chasse dans l’actualité politique européenne. La justesse historique de l’album est toute à l’honneur de Pierre Christin et d’Enki Bilal.

En 1986, le deuxième volet de la trilogie voit le jour. La femme piège étonne cependant par le propos et le style. Ce n’est pas une suite conventionnelle. Les cadres classiques de la bédé ont éclaté. Mais cela offre de nouvelles avenues et perspectives à Bilal. Cet album met en vedette la journaliste Jill Bioskop. Bilal affirme que son intérêt premier était alors de créer un personnage féminin, et d’imaginer une histoire centrée sur elle. Le dernier titre de la trilogie, Froid Équateur (1992), se déroule en 2034. Entre ces deux albums, il y aura l’aventure du cinéma comme, on le verra bientôt. Mais les admirateurs d’Enki Bilal n’ont pas attendu si longtemps en vain. C’est un album admirable qui clôt La trilogie Nikopol. Il est d’ailleurs élu meilleur livre de l’année, tous genres confondus, par le magazine Lire. Ce précédent crée des remous dans le monde littéraire français, mais Bilal commence à avoir l’habitude des controverses.


Le cinéma
La trilogie Nikopol a été au cœur du travail d’Enki Bilal pendant de longues années, soit de 1980 à 1992. Mais le travail en a valu la peine. Il en est ressorti une pièce maîtresse, un incontournable du monde de la bande dessinée. Mais l’intérêt et l’énergie de l’artiste n’ont pas uniquement été concentrés sur la bande dessinée lors de ce laps de temps. Le cinéma a pris beaucoup de place dans sa vie. Il est maintenant temps de faire une pause dans le récit chronologique de sa carrière, afin d’aborder l’aspect cinématographique.

Nous avons vu plus tôt que le jeune Bilal était un cinéphile gourmand. En 1980, Bilal passe du statut de spectateur à celui d’artisan du cinéma. En effet, il reçoit un jour un coup de téléphone du cinéaste Alain Resnais qui lui demande de dessiner l’affiche de son dernier film, intitulé Mon oncle d’Amérique. Puis il s’implique davantage, en 1982, en dessinant une partie des décors du film La vie est un roman du même Resnais. Il travaille alors avec la technique de glass painting (peinture sur verre). Il dessine également, en 1984, l’affiche du film Le pays où rêvent les fourmis vertes du cinéaste allemand, Werner Herzog.

Ces incursions dans le monde du cinéma réveillent chez le grand maître de la bédé ses aspirations de jeunesse. Mille neuf cent quatre-vingt-neuf est une date charnière pour Enki Bilal. Il réalise alors le film Bunker Palace Hôtel, mettant en vedette les grands acteurs que sont Jean-Louis Trintignant et Carole Bouquet, sur un scénario écrit en compagnie de Pierre Christin. Ce film, dont le tournage s’est déroulé à Belgrade, est évidemment imprégné de l’univers particulier de Bilal. Et d’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement?

«Mes films ressemblent à mes bandes dessinées et inversement. Ni les uns ni les autres ne sont traditionnels. Et ni les purs et durs du cinéma ni ceux de la bande dessinée ne s’y retrouvent. Quand je fais une trilogie, j’ai la volonté à chaque tome, d’aller plus loin dans ma pratique, dans la méthode... Mon cinéma participe de la même démarche.»

En 1997, il présente un deuxième film, intitulé Tykho Moon. La postproduction du film a été laborieuse, L’accueil est mauvais, sinon désastreux. Le film ne tient pas l’affiche très longtemps. Mais Enki Bilal a toujours le feu sacré.

Son troisième et plus récent film, intitulé Immortel (Ad Vitam) est librement inspiré de sa fameuse Trilogie Nikopol. C’est un film qui a bénéficié d’un important budget, et du talent d’une centaine d’infographistes. L’action ne se déroule plus à Paris, mais plutôt à New York en 2095, et l’intrigue est fort différente de celle des albums. Le régime fasciste du dictateur parisien Chou blanc, que l’on découvrait dans La foire aux immortels, est remplacé par une dictature médicale impliquant la firme Eugenics. Néanmoins, on retrouve les personnages et l’ambiance propres à l’auteur. Tout comme dans Bunker Palace Hôtel, le pouvoir est au centre du propos. Fait intéressant à noter - et cela nous ramène à la vision prémonitoire de Bilal -, il a décidé de supprimer les deux tours du World Trade Center des plans filmés de Manhattan parce qu’elles gênaient le déplacement aérien des véhicules dans le film. Cette décision ayant été prise quelques mois avant les évènements du 11 septembre laisse songeur, et met Bilal mal à l’aise.

Les critiques cinématographiques n’ont pas toujours été tendres envers les films de Bilal. Les commentaires négatifs ont fait remarquer que la poésie des albums était absente à l’écran. D’autres critiques ont jugé que le cinéma de Bilal était de la bande dessinée transposée à l’écran. Bien que blessé, Bilal ne renie pas son cinéma. Il assume et défend ses films, en affirmant que c’est du cinéma atypique où l’on retrouve son univers si particulier.

Le monde de la bande dessinée et celui du cinéma peuvent-ils être compatibles ? Certaines œuvres écrites et dessinées, et qui ont par la suite été adaptées au cinéma, ont donné de bons résultats, mais aussi des adaptations franchement mauvaises. Qu’en est-il des œuvres de Bilal?

«J’ai toujours considéré que le cinéma était profondément lié à ma manière de concevoir la BD. J’assume complètement avec leurs qualités et leurs défauts les trois films que j’ai tournés. Le premier, Bunker Palace Hôtel, sorti en 1989, a été accueilli avec bienveillance. Le deuxième, Tykho Moon en 1997, un film plus théâtral par manque de moyens, a été totalement rejeté. Injustement. Le troisième Immortel (Ad vitam) (2004) est hybride, à la fois dans la technologie qui mêlait des acteurs réels et des images de synthèse et dans la thématique, mais je trouve finalement le résultat assez cohérent même si, notamment d’un point de vue technique, il n’est pas à la hauteur de ce que l’on m’avait vendu.»

Il est intéressant de noter que l’univers des albums de Bilal a inspiré d’autres créateurs, et non les moindres. Ainsi le cinéaste Ridley Scott a admis avoir puisé à cet univers pour son film culte Blade Runner. Et on peut penser que Le cinquième élément de Luc Besson s’y est également référé.

Enki Bilal ne regrette donc pas cette incursion dans le monde du cinéma. Il a aimé relever le défi de l’aspect précaire du cinéma, de sa lourdeur. Et il a aimé fréquenter les acteurs qui s’investissent dans un univers, ainsi que les techniciens qui préparent ce même univers. Bilal est convaincu que ses trois films ont contribué à modifier sa façon d’écrire et de concevoir la bande dessinée. En faisant autre chose que du dessin, il estime qu’il se déplace de façon transversale. Il continue d’avancer.


Les terribles années 1990
En 1994, deux ans après la publication du dernier volet de La trilogie Nikopol, Enki Bilal replonge pourtant dans cet univers. Il présente et édite une exposition de 41 dessins au crayon et pastel sur calque à la galerie Christian Desbois. L’exposition inclut également 10 acryliques sur toiles et 77 textes « atmosphériques ». L’exposition Bleu sang sera également reprise sous forme d’album. Les œuvres formant Bleu sang sont intéressantes à bien des égards. Tout d’abord, elles nous ramènent le couple Alcide Nikopol et Jill Bioskop, et nous les montrent dans leur intimité. On peut également constater que le gris demeure une couleur fondamentale pour Bilal, fidèle à ses influences de jeunesse. Mais dans cet ensemble de dessins, le gris n’est pas seul. Le bleu, très associé à la personnalité de Jill Bioskop, attire immédiatement notre regard et ajoute une touche très subtile aux dessins. Quant aux acryliques, bien que le bleu soit très présent, c’est plutôt le rouge qui se révèle être la couleur dominante.

Bleu sang est une création charnière ainsi qu’un moment clé pour Enki Bilal. En effet, sa passion du cinéma avait mené Bilal à y consacrer beaucoup de temps et d’énergie. Et la postproduction du film Tykho Moon a été particulièrement laborieuse. Bilal se réfugie alors dans son art premier:

«J’ai un attachement particulier pour Bleu sang. C’est dû en partie à sa genèse : il est né à un moment de détresse, quand je n’arrivais pas à monter mon deuxième film, une catastrophe de postproduction. J’ai cru que j’allais devenir fou. En quatre mois, j’ai peint, j’ai peint, j’ai peint, j’ai pris un plaisir énorme à écrire des aphorismes. Cette envie de mêler le graphisme au verbe, que je place au sommet de la culture. J’aime la langue française, elle me paraît d’autant plus magnifique que je l’ai connue tard.»

Mais la mécanique cinématographique n’est pas le seul souci d’Enki Bilal à cette époque. Les guerres balkaniques qui se déroulent de 1991 à 1995 le troublent profondément. Ayant connu la Yougoslavie de Tito, alors que le dictateur tenait fermement le couvercle sur la dangereuse marmite yougoslave, Bilal garde une image positive de sa jeunesse. Il juge que ce pays a alors connu une période «épanouie», qui était due au métissage ethnique, religieux et culturel. C’est d’ailleurs ce que représentait la ville de Sarajevo avant la terrible guerre en Bosnie-Herzégovine, comme on l’a noté un peu plus haut.

Des médias français lui offrent de retourner là-bas pour faire des reportages. Il refuse. Mais en 1995, avant même la fin des hostilités, il décide de faire face à cette terrifiante réalité. Non pas en se rendant sur place en tant que journaliste, mais en créant, comme artiste, une nouvelle œuvre. Il entreprend ainsi son immense projet sur ce thème tragique. D’abord pensé comme une trilogie, ce projet devient progressivement une tétralogie, qui n’est toujours pas terminée. Ces albums ne sont pas autobiographiques, mais l’histoire est indissociable de celle de Bilal.

«Dans Le sommeil du monstre, la mémoire de Nike m’est quasiment dictée par mes origines. C’est la partie la plus intime, mais en même temps la plus documentée de l’album. J’ai beaucoup lu, beaucoup enseigné aussi sur cette période, collecté beaucoup d’informations sur ce qui se passait. Je me suis imaginé sous des bombes, m’efforçant d’apporter un éclairage un peu décalé qui permet d’évoquer l’horreur, l’ambiance dans l’hôpital. Le résultat est cru, réaliste.»


Des obsessions: la mémoire et le temps
Un des principaux personnages de ces derniers albums, Nike Hatzfeld, a une mémoire phénoménale. Ce n’est malheureusement pas le cas dans nos sociétés, ce qui désole Enki Bilal. Que des évènements tragiques se répètent, par exemple les guerres en Yougoslavie, est inadmissible pour lui. Il fait donc de la mémoire un thème récurrent, que ce soit dans la Tétralogie du monstre ou dans La trilogie Nikopol.

La mémoire aussi le thème central de l’album que Bilal a réalisé, en 1999, en compagnie de l’écrivain Dan Franck: Un siècle d’amour. Les auteurs se rappellent des moments importants du XXe siècle par l’entremise de portraits de 13 femmes. Franck a ainsi écrit 13 courts textes, que Bilal a illustrés dans un style qui se rapproche beaucoup de celui de la Tétralogie du monstre. La violence et les guerres sont très présentes dans cet album, dont certains chapitres ont pour titre : Sarajevo, Pogrom, Guernica, La bombe, Nord-Sud. Le livre débute avec le Sarajevo de 1914 pour se terminer avec le Sarajevo de 1999. La boucle de l’horreur est bouclée. C’est une vision triste, dure, presque désespérée sur le siècle qui vient de se terminer:

«Ma ville s’appelait Sarajevo. Ma famille y a disparu quand le siècle avait quatorze ans. L’âge de raison. Il en a près de cent. Il est vieux. Il est assassin. Il est revenu à Sarajevo. Il achève sa ronde de mort là où il a commencé ses ravages. Il est têtu. Il ne se laisse pas faire. Il faudrait l’abattre. Il ne m’a rien donné. Il fut plus sanguinaire qu’aucun autre. Je ne le pleurerai pas.»

La dernière collaboration avec Pierre Christin s’inscrit également dans cette optique de la mémoire. L’album Le sarcophage (2001) traite de la fermeture définitive de Tchernobyl et propose de transformer cette centrale en musée.

Dans la Tétralogie du monstre, le don de Hatzfeld lui permet de remonter dans le temps. Le Temps. Voilà un autre concept central dans l’œuvre d’Enki Bilal. Il aime jouer avec lui et nous a souvent projetés dans le futur, soit trente ou quarante ans plus tard. Dans un sens, c’est demain. C’est probablement pour cette raison que l’on ne peut pas vraiment parler de science-fiction lorsque l’on décrit les œuvres de Bilal. C’est plutôt de la «politique-fiction». Les thèmes abordés sont tellement contemporains, tellement actuels, que tout semble réel.

«Pour moi, la liberté veut surtout dire le décloisonnement. C’est ce qui me permet l’ouverture au futur, à la prospective. Je ne veux pas être enfermé dans un genre. Je ne fais pas uniquement de la science-fiction. Mes histoires s’attachent à prendre en compte les trois éléments du temps : le passé, le présent et le futur. Mais le futur est la dimension mal aimée. C’est ce côté assez français avec cette force dictatoriale du verbe. Parce que l’on est dans le domaine de l’imaginaire, de la fantaisie, le futur est considéré avec une certaine condescendance. Pourtant plus que jamais le futur nous colle aux basques... Cette phrase résume ma démarche, et le sens que je donne au mot liberté.»

Dans l’album Hors jeu (1987), que Bilal a illustré sur des textes de Patrick Cauvin, nous retrouvons ces thèmes de la mémoire, du temps et de la prospective. Cet album, qui se déroule dans un futur indéfini, est bâti sur le récit d’un ancien commentateur sportif, Stan Skavelicz, qui prépare une émission nécrologique portant sur la disparition des phénomènes de masse, tels que le cinéma, la musique et le football. Le narrateur fait donc appel à sa mémoire et nous livre ses souvenirs d’un sport qui a finalement disparu, soit le football. Les thèmes des matchs truqués, du dopage, de la technologie appliquée aux sports, sujets très actuels s’il en est, sont abordés et illustrés de brillante façon.

En janvier 2006, lors d’une entrevue à l’émission radiophonique Éclectique de France Inter, Bilal a développé sa pensée sur le thème du futur proche. Le terme science-fiction qu’on lui accole, encore aujourd’hui, lui pèse. Il estime que c’est un terme mal défini et mal compris. Par contre, plus il dessine des histoires se déroulant dans le futur, et plus il a l’impression de parler de nous, de nos sociétés actuelles. Bilal a clairement l’impression que l’on vit, que l’on est dans un monde de science-fiction. Le terme de « science-fiction » n’est donc pas adéquat pour qualifier cette œuvre. Est-ce alors de la prospective ? Après tout, c’est peut-être simplement de « l’autofiction » ! L’auteur se retrouve dans ses personnages masculins et féminins. Il est dans chacun des trois personnages principaux de sa Tétralogie du monstre.


Sa méthode de travail
Comment Bilal travaille-t-il ? L’artiste débute ses journées par la lecture des journaux. L’actualité, voilà une de ses sources d’inspiration. Quant à sa méthode de travail, elle a évolué au fil des ans. Bien sûr, Bilal est un dessinateur solitaire. Mais il ne correspond pas nécessairement au stéréotype du dessinateur collé à sa planche à dessin. Il aime modifier sa façon de dessiner. Il aime expérimenter.

À l’époque de sa collaboration avec Pierre Christin, il a notamment adopté une façon bien particulière de travailler. Au cours des années 1970 et 1980, les deux collaborateurs voyagent beaucoup et se rendent dans plusieurs capitales et grandes villes, comme New York, Los Angeles, Londres, Berlin, Moscou, Le Caire. Sur place, ils prennent beaucoup de photos. Ils visitent des usines, rencontrent des travailleurs. Ils font du repérage, colligent de l’information et développent ainsi une approche quasi journalistique. Puis ils passent du terrain à la planche à dessin. Cela donne, entre autres, les grands albums Les phalanges de l’Ordre noir (1979) et Partie de chasse (1983).

Pour l’album Los Angeles - L’étoile oubliée de Laurie Bloom (1984), le concept a été poussé plus loin. Les deux amis ont passé un mois à traîner dans la ville californienne, séjournant dans des motels et roulant sur les innombrables autoroutes. Une vraie virée américaine, doublée d’une bonne récolte photographique. Mais le dessinateur ne veut plus se contenter de chercher l’inspiration du côté des photos. Il veut les intégrer dans son œuvre. Rappelons que l’année précédente, soit en 1983, Bilal avait travaillé avec la technique de peinture sur verre pour le film La vie est un roman de Resnais. Alors que dans le cadre de ce projet cinématographique, il rajoutait le décor aux personnages du film, le dessinateur de bandes dessinées veut maintenant rajouter ses propres personnages aux décors qu’il a photographiés à Los Angeles.

Il retravaille donc les photos noir et blanc prises sur les lieux de voyage. Puis il intègre des personnages qui pourraient déclencher une histoire dans l’esprit de Pierre Christin. Donc, la mécanique classique est inversée. C’est le dessinateur qui parle le premier, et non plus le scénariste.

Cet album du duo est véritablement fascinant. Les lecteurs se promènent en Pontiac, à l’écoute de divers postes de radio, à la recherche d’une mystérieuse ex-vedette de cinéma. Nous sommes au cœur d’une véritable enquête, avec de nombreuses entrevues et des personnages issus de la faune de Los Angeles. C’est le premier volume que l’on peut qualifier de « journalistique ». Et il annonçait un autre album journalistique, tout aussi étonnant: Cœurs sanglants et autres faits divers (1989). Pour bâtir cette œuvre, Bilal a accumulé une énorme documentation. Et sur ses photos, il a encore peint des personnages. Ce sont carrément des photos repeintes. Cet album, qui ne s’inscrit pas dans la bande dessinée traditionnelle, nous transporte vers diverses villes du monde, telles que Le Caire, Belgrade, Hua Hin ou Lisbonne. Rédigé sous forme de revue de presse, les auteurs nous présentent une série de faits divers mystérieux, violents ou même sanglants, et qui mènent à une conclusion étonnante. La violence urbaine est ici un thème central.

À force de voyager et de visiter les grandes métropoles, Bilal en vient à faire des villes, ou plutôt de « la ville », un personnage essentiel de ses albums. Que ce soit Berlin, Londres, Los Angeles, Barcelone, Paris ou l’imaginaire Équateur-City de l’album Froid Équateur, la ville crée un climat unique, elle devient la base de l’univers de Bilal. Souvent en décrépitude, ces villes sont le théâtre de conflits de toutes sortes. Que ce soit Londres avec les conflits « zuben-ubiennes », ou même la Sniper Alley Two de Sarajevo, issue d’un autre conflit qui se déroula en 2012 ! Et les habitants de ces villes sont des personnages qui portent les stigmates du temps : ils offrent un aperçu de ce que pourraient devenir, dans quelques décennies, nos grands centres urbains. Ses dessins des villes ravagées, balafrées, lui sont inspirés de son enfance à Belgrade ou de villes d’Europe de l’Est aux lendemains de la guerre. Souvenirs de jeunesse, sans doute. Exercice de mémoire aussi.

Pour ses plus récents albums, Bilal s’éloigne encore une fois de la façon habituelle de dessiner la bande dessinée:
«La technique traditionnelle, les bulles, les onomatopées, ne convenaient pas. J’ai pris la liberté de peindre, case par case, debout, sur de grandes feuilles blanches, en remplaçant la gouache et l’encre de Chine par l’acrylique et le pastel, ce qui donne moins de précision dans le trait mais un fini plus pictural. Ensuite j’ai assemblé, rajouté et intercalé le texte par ordinateur. J’ai monté les pages, un peu comme un monte un film. L’avantage en travaillant seul, c’est justement que l’on peut facilement faire des allers et retours entre l’ordinateur et la table à dessin.»

«Depuis Le sommeil du monstre, j’ai changé de méthode de travail: je peins chaque case séparément, en grand format et sans texte. C’est une pièce de narration qui peut être déplacée.»

Est-ce qu’il se sent isolé dans son travail de créateur ? Est-ce une activité solitaire qui le mine?

«En concevant seul mes albums, j’apparais peut-être replié sur mon univers mais c’est une solitude relative. Ce qui me plaît, c’est d’avoir plusieurs projets en cours, plusieurs livres en chantier, un film, une exposition, qui impliquent de travailler avec d’autres gens.»


Le créateur
«La bande dessinée est un luxe: le luxe d’être libre, de ne pas dépendre d’infrastructures techniques ou humaines lourdes, de banquiers, d’investisseurs... La bande dessinée n’est pas une industrie. Au même titre que l’écriture, c’est un pur moyen d’expression : entre l’auteur et son œuvre, il y a une feuille blanche. J’ai lu récemment cette réflexion d’Alain Resnais: “Quand je suis fatigué, je lis un roman ; quand je suis en pleine forme, je lis une bande dessinée.” Resnais a raison: la bande dessinée demande beaucoup d’efforts, met en branle des mécanismes complexes... Il y a beaucoup de mauvaises bandes dessinées, c’est vrai. Mais la bande dessinée, ce sont aussi des albums ambitieux, de nouveaux styles, de nouveaux auteurs... C’est un art vivant.»

Enki Bilal, le créateur, est donc libre. Libre surtout de mener à bien d’autres projets tout aussi stimulants les uns que les autres. Pour lui, enfant des Balkans, issu d’un coin d’Europe multiethnique, complexe, il est naturel de mélanger les genres. Cela peut être une voie d’avenir:

«Je suis marqué par l’hybridité depuis l’enfance. Les comics, le cinéma, la fantasmagorie étaient un refuge pour moi, enfant d’exilé. Or je pense qu’au XXIe siècle, il faut être prêt à être hybride pour régler nos problèmes économiques, politiques. Les gens doivent innover dans toutes sortes de directions qui peuvent sembler incohérentes, mais qui finiront par donner une nouvelle cohérence.»

On pourrait dire, à la lumière de ses réflexions et de tous ses projets, qu’Enki Bilal est un artiste multidisciplinaire. Mais Bilal n’aime pas tellement la notion d’artiste pour le décrire. Il trouve ce terme prétentieux et vain. Il se considère plutôt comme un raconteur d’histoires. Mais ce raconteur fait plus que de la bande dessinée. Il écrit de grands livres. Bilal est un auteur.

André Royer

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