SALAH STÉTIÉ



Salah Stétié est né à Beyrouth le 28 décembre 1929, à l’époque du protectorat français sur le Liban, dans une vieille famille de la bourgeoisie sunnite. Son père, Mahmoud Stétié, enseignant, veille à ce qu’il apprenne le français dès son enfance, au Collège protestant français de Beyrouth, puis auprès des Jésuites, au Collège Saint-Joseph de l’Université de Beyrouth. Parallèlement, ce père, poète en langue arabe, lui transmet une solide culture arabo-musulmane.

À partir de 1947, il effectue des études de lettres et de droit et suit également l’enseignement de Gabriel Bounoure qui est le premier de ses maîtres spirituels, à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, où il rencontre notamment Georges Schehadé, son aîné d’un quart de siècle à qui il se lie d’amitié jusqu’à la mort du poète en 1988. En 1949, il devient professeur au Collège des Pères Méchitaristes d’Alep.

En 1951, une bourse française lui permet de s’inscrire à la Sorbonne. Il suit également les cours de l’orientaliste Louis Massignon, le second de ses maîtres spirituels, à l’École Pratique des Hautes Études et au Collège de France. Il fait partie de la première équipe des Lettres Nouvelles, importante revue créée en 1953 par Maurice Nadeau et Maurice Saillet, et publie une première version de son petit ouvrage Le Voyage d’Alep au Mercure de France (la revue).

Paris devient alors l’un de ses deux pôles mentaux. Il y fait la connaissance de poètes et d’écrivains essentiels, comme Pierre Jean Jouve, André Pieyre de Mandiargues, Yves Bonnefoy, André Du Bouchet, Michel Deguy, et d’autres, et s’intéresse à la nouvelle peinture française de l’époque.

Cette passion ne cessera de s’intensifier au fil des années et donnera lieu à de nombreuses collaborations avec des peintres majeurs – Zao Wou-Ki, Pierre Alechinsky, Antoni Tàpies, et de nombreux autres peintres de haute qualité.

Profondément attaché au Liban de son enfance qui demeure le lieu essentiel de son imaginaire poétique, il retourne à Beyrouth en 1955 et enseigne à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts, puis à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, enfin à l’Université Libanaise.

Il fonde alors L’Orient Littéraire et Culturel, supplément hebdomadaire du grand quotidien politique de langue française L’Orient, qu’il dirige jusqu’en 1961.

Dans les années 1960, il entre dans la carrière diplomatique et occupe successivement divers postes : Conseiller culturel du Liban à Paris et en Europe occidentale, puis Délégué permanent du Liban à l’UNESCO.

À ce dernier titre, il joue un rôle majeur dans la mise au point et la réalisation du plan mondial de sauvetage des monuments de Nubie lors de la construction du barrage d’Assouan, puis il est élu Président du Comité Intergouvernemental de l’UNESCO pour le retour des biens culturels à leur pays d’origine en cas d’appropriation illégale ou de trafic illicite, poste qu’il occupera pendant sept ans. En 1982, il devient Ambassadeur du Liban en Hollande jusqu’en 1984, puis Ambassadeur au Maroc, de 1984 à 1987.

En 1987, il est nommé Secrétaire général du ministère des Affaires Étrangères du Liban, en pleine guerre civile, puis devient à nouveau Ambassadeur du Liban en Hollande, de 1991 à 1992.

Parallèlement, il publie une œuvre d’une grande ampleur : plus d’une douzaine de recueils depuis L’Eau froide gardée, en 1973, et de nombreux essais en prose.

Fin 1992, il prend sa retraite et s’installe au Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines. Tout en continuant à publier, il voyage beaucoup dans le monde entier en tant que conférencier invité ou comme participant à des colloques internationaux.

Salah Stétié a obtenu en 1972 le Prix de l’Amitié franco-arabe pour Les Porteurs de feu, Gallimard ; en 1982, le Prix Max-Jacob pour Inversion de l’arbre et du silence, Gallimard ; en 1995, le Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie Française pour l’ensemble de son œuvre ; en 2006, la Clé d’Or de la ville de Smederevo, Prix européen, pour l’ensemble de son œuvre poétique ; en 2007, le Grand Prix international de poésie des Biennales internationales de Liège.

Salah Stétié a en outre traduit de l'arabe, en collaboration avec Kadhim Jihad, le cycle des célèbres Poèmes de Djaykoûr, de Badr Chaker Es-Sayyâb (avec des calligraphies de M.S. Saggar, Le Calligraphe/Philippe Picquier, 1983) ; et Le Prophète de Gébrane Khalil Gébrane, avec une gravure de Zao Wou-ki, éditions Marwan Hoss et Naufal, 1992.

Salah Stétié a été partiellement traduit dans les langues suivantes : anglais, espagnol. hongrois, italien, russe, polonais, néerlandais, turc...

En langue arabe, Salah Stétié a écrit :

La Nuit du sens: positions et propositions sur l'être et sur la poésie, recueillies par Jawad Sidaoui (Dar el-Farabi, Beyrouth, 1990)

Cet homme-là... aspects d'une autobiographie, souvenirs recueillis par Toufic Chéhab (Dar Al-Lwa, Beyrouth, 1990).
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Retours de mémoire



- Quelle a été votre jeunesse au Liban?

J'appartiens, par ma naissance, à une vieille famille beyrouthine attestée sur place depuis le début du XIXe siècle, à en croire certains documents d'archives, notamment notariaux. C'est ainsi que je possède un document de l'année 1815, qui est, si je ne m'abuse, celle de la défaite de Napoléon à Waterloo, document où une douzaine de familles musul-manes beyrouthines - qui toutes existent aujourd'hui encore - se répartissent un terrain. Ce document est signé par l'un de mes arrière-arrière-grands-pères, Hajj Mustapha fils de Hajj Hussein Stétié, et je me prends quelquefois à rêver à ces deux lointains géniteurs, insérés dans une lignée dont je suis l'un des aboutissements, moi qui n'ai pas réussi à avoir d'enfant. Cet enfant absent, absenté, vous savez sans doute le rôle qu'il a toujours joué dans ma poésie. Donc, je rêve à mes lointains géniteurs. Je les imagine petits propriétaires, marchands, simples boutiquiers. Le Beyrouth d'alors ne devait pas compter plus de quinze à vingt mille âmes : dans l'Histoire, la capitale actuelle du Liban a toujours été une ville-accordéon, tantôt étendue et bruyante, tantôt restreinte et presque villageoise. La moitié de la population beyrouthine était constituée - à l'époque de Hajj Mustapha - de chrétiens orthodoxes, autrement dit de " byzantins " ratta-chés au patriarcat d'Istanbul, l'autre moitié de musulmans sunnites, dont mes ancêtres. Le Liban et la Syrie, et d'ailleurs une grande partie de l'Orient et de l'Occident arabe, jusqu'à l'Algérie, étaient alors soumis à la Turquie ottomane, repré-sentée sur place par des pachas, des beys, des deys, projec-tions flamboyantes de la Sublime Porte et de la gloire - déjà menacée - de Constantinople.

Mais c'est dans un tout autre Beyrouth que je nais en 1929. La France est déjà là, ayant reçu mission de la Société des Nations sur la Syrie et le Liban comme la Grande-Bretagne sur la Palestine. La Grande-Bretagne est également présente en Égypte (canal de Suez oblige), en Irak (pétrole oblige) et dans ce qui sera bientôt la Transjordanie, puis la Jordanie (première ébauche d'Israël, encore dans les cartons, oblige). L'Angleterre, c'est aussi la Route des Indes et elle pré-pare de sombres machinations, dont l'histoire du colonel Lawrence n'est qu'un épisode, pour maintenir sur de vastes zones du Proche-Orient arabe, qu'elle ne gère pas directe-ment, une sorte de prédominance de fait.

Le Liban a grandi à l'intérieur de frontières qui lui ont été dessinées, en 1918, par le Traité de Versailles et qui lui sont définitivement attribuées, jusqu'à ce que la politique israélienne de ce dernier quart de siècle en vienne à brouiller la carte du Proche-Orient. Je nais donc dans un Liban où dix-sept communautés religieuses coexistent, dont les plus importantes sont la maronite, chrétiens uniates, les sunnites déjà nommés, les chiites, musulmans schismatiques au regard des sunnites, comme les protestants au regard des catholiques (je ne vais pas vous raconter ici l'histoire com-pliquée des fractures et des sous-fractures de l'islam et ce, dès le VIIe siècle, c'est-à-dire dès l'origine), les Grecs catholiques et les Grecs orthodoxes, sans compter cette communauté exceptionnelle que sont les Druzes, maîtres du Mont-Liban et dont sont originaires, dans l'Histoire, quelques-uns de nos princes souverains.Je suis Libanais, je suis Beyrouthin, je suis sunnite, j’appartiens à la petite bourgeoisie (mon père est enseignant) et je porte le prénom de l'un des grands guerriers de l'époque des Croisades, Salaheddine (" l'Essence de la religion "), condensé heureusement en Salah. J'ai, coup sur coup, trois sœurs et règne par la primauté de mon sexe sur le petit monde familial -j'aurai un frère douze ans plus tard et, ce jour-là, ma grand-mère maternelle qui s'exprimait par aphorismes et par proverbes, me dira, mystérieusement, y allant de son appréciation imagée : " Ton escarpin ne brille plus tout seul sur l'étagère ", voulant sans doute signifier par là que, avec la dualité survenue, je n'étais plus le triomphateur absolu que je m'estimais être jusqu'ici.

Enfance heureuse. Mon père écrivait de la poésie, une poésie arabe classique et même rhétorique, qu'il lisait tantôt à ma mère - chaque fois qu'une qacida était terminée, il cou-rait demander l'avis de sa femme, auquel généralement il se tenait - ou à des amis poètes, originaires du Liban ou du monde arabe, certains d'entre eux connus et même célèbres. C'est ainsi que j'ai passé mon enfance, bercé par des cadences verbales incompréhensibles mais étrangement séduisantes pour le petit garçon que j'étais et qui s'était mis en tête, en alignant des mots sans suite, souvent inventés de toutes pièces, de faire son poème à lui, marmonneur et cependant rythmé. Voilà comment naissent les vocations. Ma mère était belle, rousse, tachée également de rous-seur sur une peau d'une blancheur éclatante, et d'humeur vive sauf quand elle subissait, ce qui lui arrivait assez sou-vent, des chutes de tension spectaculaires : du coup, elle s'alitait, pâle comme une morte. le médecin de famille était appelé - il fallait se déplacer pour l'avertir : le téléphone étant rare, d'une manœuvre compliquée, et peu de gens en avaient l'usage - et, pendant quelques jours, profondément angoissants pour moi (déjà sans doute avais-je l'intuition de la mort comme événement imminent), toute la maison tombait en léthargie, jeux et bruits interdits, visiteurs feutrés, père facilement irritable.

Ma mère écrivait et lisait, ce qui, pour l'époque, était, tout compte fait. assez rare au Liban, chez les femmes, pour que la chose méritât d'être signalée. Oh ! elle n'avait pas fait d'études supérieures, mais elle était allée à l'école et, au contact de mon père, lui-même lecteur impénitent et lin-guiste distingué, elle avait appris bien des choses. En touillant la soupe ou en confectionnant le ragoût - ces déli-cieux ragoûts à base de légumes verts et de viande de mou-ton, vieilles recettes que ma mère avait apprises de sa mère, excellente cuisinière elle aussi (et pour que le ragoût soit bon, il fallait l'accompagner de riz au vermicelle...) -, ma mère, quand elle ne chantait pas une chanson de telle ou telle chanteuse en vogue, Oum Kalsoum par exemple, se récitait parfois des vers. J'étais, enfant, ébloui par tant de talents réunis. Et aussi par l'élégance qu'elle déployait quand elle sortait " en visite " : sous le léger voile noir dont elle couvrait son visage - plus tard elle se dévoilera complète-ment -.je savais qu'elle avait les lèvres bellement fardées et les joues relevées elles aussi de couleur, par-dessus la poudre de riz, ce qui rendait encore plus blanche sa carnation. Dans ses cheveux, à même le front, elle savait dessiner soigneusement un ou deux " accroche-coeurs ", comme c’était à la mode. La robe qu’elle portait, dernier détail, suprême élégance, étant ce qu’on appelait un " trois-quart ", c’est-à-dire une tunique cousue par-dessus la robe proprement dite et selon la proportion annoncée. Ah ! que tout cela, aujourd’hui, dans la distance, m’apparaît transparent et fragile comme des bibelots de vieille porcelaine dans une vitrine branlante et qui pourrait, à la première secousse, verser, se renverser et voir réduites en poussières toutes ses délicates merveilles!
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Salah Stétié : fiançailles infinies du poète et de la peinture



La parution du beau livre Salah Stétié et les peintres consacre l’importante donation consentie par le poète à la prestigieuse Bibliothèque nationale de France et l’exposition au Musée Paul Valéry mettant superbement à l’honneur une vie de connivences entre la peinture et Stétié.


«Je n’imagine pas ma vie sans peinture (… devenue) à côté de la littérature, le volant de ma vie », confie Salah Stétié en novembre 2012, lors d’un entretien avec Maïthé Vallès-Bled, conservateur en chef du Patrimoine et directrice du Musée Paul Valéry à Sète. L’exposition «Salah Stétié et les peintres» qui s’y déroule jusqu’au 31 mars 2013 pose un regard inédit sur les liens intimes que le poète a tissés depuis ses débuts avec les artistes, offrant par là un vaste panorama de l’art contemporain unifié par le fil rouge de la poésie stétienne. Parallèlement s’organise à Paris une présentation de la toute récente donation Salah Stétié consentie par le poète à la Bibliothèque nationale de France (BnF), qui aura lieu du 5 mars au 14 avril 2013. À cette occasion, le Musée Paul Valéry et la BnF se sont associés pour réunir les deux expositions dans un livre, Salah Stétié et les peintres, où le beau et le mystérieux se nouent au cœur du silence des toiles et de la vibration des vers de l’un des plus grands poètes du vingtième siècle.

«Il y a d’une maison à l’autre un fil de sang/ Le ciel, le ciel lui-même, n’y peut rien/ Sur le pavé c’est désespoir de poésie/ Mais sous nos pieds le pavé manque/ Le sang est là dans la tristesse de l’esprit/ Et comme des anges/ Nous sommes entourés d’épées invisibles.»

Salah Stétié naît à Beyrouth fin 1929. Il effectue à partir de 1947 des études de lettres et de droit et suit l’enseignement de Gabriel Bounoure à l’École supérieure des lettres de Beyrouth où il rencontre notamment Georges Schéhadé. En 1951, il obtient une bourse française et s’inscrit à la Sorbonne. Installé à Paris, Stétié se nourrit de musées et d’expositions et fréquente peintres et écrivains tels Jouve, Mandiargues, Man Ray, Brassaï ou encore Bonnefoy et Du Bouchet. Entre 1960 et 1990, il mène une carrière diplomatique qui le conduira à occuper des postes au Liban, à Paris, en Hollande et au Maroc notamment. Cette carrière sera marquée par la guerre civile libanaise et par d’autres conflits régionaux, blessures dans lesquelles le poète trouvera la volonté de préserver coûte que coûte le legs de la culture ainsi que le dialogue vital entre les peuples. Auteur d’une œuvre inventive couvrant plus de quarante ans de publications et couronnée de distinctions dont en 1995 le Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie française, Stétié a signé la rencontre unique en langue française de l’esprit romantique allemand, de la tradition française et des mystiques musulmans. Au sein d’une existence jalonnée d’écriture et de voyages s’épanouira un dialogue essentiel entre le poète et la peinture.

«Dès sa jeunesse, Stétié a su trouver les peintres avec passion, sans se soucier de leur réputation marchande, et s’entourer avec un sens aigu de l’évidence d’œuvres choisies dont la beauté s’impose par la douceur et livre une vérité tremblante. Il ne s’agit pas là de ce qu’on nomme ordinairement la collection d’un amateur, mais d’un jardin second où le penseur qu’est ce poète aime à humer l’arôme inexplicable et fascinant de l’être en ses incarnations», écrit M-H. Arfeux. Depuis ses premières rencontres, décisives, avec la peinture dans son Liban natal, Stétié n’a cessé de conjuguer les voies du poème et de la peinture. À trente-cinq ans, il réalise son premier livre d’artiste avec Roger-Edgar Gillet. Ponctuels jusque dans les années 1980, les livres d’artistes deviennent nombreux à partir de 1990, selon un rythme qui n’a pas décru depuis. «Le blanc le noir le blanc/ Ils ne sauront jamais/ La couleur de notre âme.»

Salah Stétié a publié plus d’une centaine d’ouvrages réalisés avec des artistes parmi lesquels figurent Alechinsky, Tapiès, Titus Carmel, Zao Wou-Ki, Kijno, Baltazar, Hollan, Messagier, Jan Voss, Anne Slacik, Myonghi, Bernard Dufour, Yim Setaik, Catherine Bolle, Rachid Koraïchi, Nja Mahdaoui, Hassan Massoudy, Joël Leick ou plus récemment Viallat et Woda. L’exposition au Musée Paul Valéry rassemble intégralement, aux côtés de manuscrits du poète et de nombreuses œuvres des plasticiens ayant collaboré à ses publications, quelque 150 livres d’artistes dont des éditions originales ou limitées. Parmi ces artistes, certains noms bénéficient d’une immense notoriété, d’autres ont une résonance plus jeune ou plus discrète : seule la connivence entre l’œuvre et les écrits du poète, seul le goût de Stétié pour le travail de l’artiste, ont servi de repères.

L’imminence de la parution de ses Mémoires, retraçant un demi-siècle de combats politiques et intellectuels chez Robert Laffont, coïncide pour Stétié avec le don fait à la Bibliothèque nationale de France et qui dote cette dernière du plus important fonds Salah Stétié. Le poète qui a déclaré écrire à partir de sa position « judéo-christiano-musulmano-athée » a offert à la BnF un ensemble important d’éditions originales rares et confidentielles, pour la plupart éditées par Fata Morgana ou al-Manar, ainsi que des manuscrits et des œuvres sur papier (aquarelles, peintures, gravures, collages et dessins) d’amis plasticiens. Un don complémentaire de correspondances et de photographies viendra développer ce fonds dont la pierre angulaire est le manuscrit intégral des Mémoires du poète, soit environ mille feuillets autographes encore inédits narrant une vie plurielle placée sous le signe de l’exigence si chère à celui que Pierre Brunel a nommé « passeur des deux rives ». «Mais toi la fiancée noire/ Avec tes pieds nombreux avec ton ventre/ Tu marchais sur des chemins d’écriture/ Vers la région de nul écrit.»

Celui ou celle qui feuillette Salah Stétié et les peintres voit se profiler plus d’un parcours : les correspondances entre sens, tracés et couleurs forment des arborescences multiples. Les œuvres – calligraphies, aquarelles, dessins, peintures, gravures, encres, collages et photographies – que rencontrent les poèmes de Stétié appartiennent à des courants artistiques divers et représentent autant de possibilités d’éclairer ou d’épaissir le mystère qui baigne le poème stétien. Ces œuvres, pour la plupart étonnantes et sublimes, permettent de découvrir ou de redécouvrir le travail de tant d’artistes et de lire l’écriture de Stétié à leur lueur, le tout remarquablement ponctué par des textes pointus signés S. Barsacq, C. Fintz, B. Roy, N. Lafond ou encore M-H. Arfeux.

«La lampe, lampe, dit l’aveugle, de loin venu/ Très seul et porteur de musique, oui, c’est la lampe/ Serait-elle encore allumée près du puits ?/ Je tends la main vers notre table et c’est un fruit/ Que je prends et qui viendra brûler ma bouche/ quand tous les fruits seront oubliés et perdus/ Ce dernier fruit, poire ou raisin ou pomme,/ Il restera dans ma parole intacte/ Pour ceux qui n’ont jamais connu de fruits.»

La préparation de deux grandes expositions telles que celles du Musée Paul Valéry et de la BnF ainsi que l’édition d’un ouvrage d’une telle envergure relèvent de l’entreprise titanesque. Outre l’engagement de la directrice du Musée Paul Valéry, Maïthé Vallès-Bled, du président de la BnF, Bruno Racine, et de Marie Minssieux-Chamonard, conservateur à la Réserve des livres rares de la BnF, et de leurs équipes, il a fallu la collaboration impliquée des artistes, des galeristes, des collectionneurs et des éditeurs afin de réunir l’ensemble exceptionnel de livres d’artiste et d’œuvres qui font l’atmosphère de cette exceptionnelle saison littéraire et plastique sensiblement stétienne. L’hommage rendu au poète est empreint d’admiration émue et de gratitude. Salah Stétié « a eu le génie paradoxal de rendre l’Occident à lui-même, en le restituant à sa part la plus orientale », souligne Barsacq. « Mieux qu’un écrivain francophone, (il est) un des grands maîtres de notre littérature qu’il a su vivifier de l’intérieur “par amour”.»
— L'Orient Littéraire


«En un lieu de brûlure»



L’évènement littéraire et poétique en ce début d’année est, sans conteste, la parution dans la collection Bouquin, chez Robert Laffont d’un énorme volume de plus de mille pages intitulé « En un lieu de Brûlure » et rassemblant l’essentiel des œuvres de Salah Stétié devenues rares, poèmes, proses, essais critiques ainsi que plusieurs inédits importants. Salah Stétié, poète et essayiste libanais d’expression française, est une des voix les plus considérables d’aujourd’hui. Profondément enraciné dans sa culture arabe millénaire, celle de ces soufistes mystiques, tel Ibn Arabî ou Rûmî, et en même temps immensément nourri de poésie française, Salah Stétié, en ayant choisi la langue française pour bâtir une œuvre considérable, symbolise le poète dont l’inspiration née de la fusion de ces deux cultures le font accédé à l’universalisme.


En une époque où la planète se voit de plus en plus confrontée à la montée des extrémismes de tout bord, à des conflits inter ethniques aussi sanglants que barbares, face à cette situation chaotique du monde où l’homme fragmenté se voit privé de repères, plus que jamais la voix du poète demeure essentielle pour chanter la beauté de l’univers. La poésie authentique est trans-culturelle, elle échappe aux nationalismes étroits, elle transcende les frontières, elle efface les clivages ethniques et religieux, elle est à l’écoute du bruissement universel des langues poétiques. Elle est ce chant universel, immémorial qui, ayant traversé les siècles, nous parvient de cette époque multimillénaire où l’homme, s’éveillant à la conscience, se découvre mortel et élève dans le silence des commencements ses premières paroles oraculaires.

Le passeur des deux rives de la Méditerranée
Ainsi en est-il de la voix poétique inspirée de Salah Stétié. Si son œuvre entière atteint à l’universel, elle le doit à cette dualité toujours présente, mais sans cesse surmontée, entre une écriture étrangère qu’il s’est appropriée très jeune et le filtre inconscient de ses gênes orientaux car l’écrivain n’a jamais renié ses origines, proclamant encore en 2001 dans un livre consacré au «français, l’autre langue»: «Je suis arabe et je tiens à mon arabité qui est la forme la plus profonde de mon identité, matrice originelle en quelque sorte.»

Dans Vie d’un homme, la préface en forme d’autobiographie qu’il nous donne en ouverture de ses textes poétiques, Stétié s’attarde longuement sur le dualisme de sa vie d’écrivain: «Bien évidemment, c’est souvent d’entrecroiser ma civilisation d’origine, l’islamisme, et ma civilisation d’accueil, l’occidentale, que se préoccupe ma pensée. Obsédée qu’elle est, cette pensée, derrière les contradictions inévitables, les refus et les exclusives inscrits dans les mentalités des hommes et dans leurs histoires antinomiques, de retrouver – ils existent – les points de rencontre et d’échange, les plus inespérées convergences.»

Un peu plus loin, dans cette même préface, Salah Stétié insiste fortement sur ce crédo qu’il ne cessera de respecter dans son aventure littéraire à travers cette affirmation sans ambiguïté : « Le métissage, le consentement au métissage, est l’unique solution. Toutes les sociétés fermées sur elles-mêmes sont, à court ou à long terme, destinées à disparaître inévitablement dans un monde où tout bouge, hommes et idées, et où l’heureuse contamination par l’autre est la voie et la garantie : voie du renouvellement de la vision portée par l’accélération advenue de l’histoire, garantie d’un apport généreux de sang neuf. […]. Tout métissage est un dialogue […]. On l’aura deviné : de toute la force de ma conviction, je suis pour le métissage, pour l’abolition des frontières de toute sorte, pour le partage des langues, des valeurs et les fécondations réciproques…»

La quête spirituelle de Salah Stétié
Pour Salah Stétié, né à Beyrouth le 28 décembre 1928, dans une famille de vieille souche libanaise, l’arabe a été la première langue. Dans sa très belle préface au livre de Stétié, le grand et modeste universitaire, mon ami Pierre Brunel, souligne que dans Vie d’un homme (Opus cit.) celui-ci « rappelle que son enfance beyrouthine fut bercée par la psalmodie du Coran, mais une enfance très vite partagée entre deux univers et deux langues » En effet, son père musulman, de confession sunnite, bien que professeur d’arabe et poète arabophone, l’a orienté vers l’apprentissage de la langue française dès son plus jeune âge, en l’inscrivant au Collège protestant français de Beyrouth, puis auprès des Jésuites de l’Université de Beyrouth, tout en lui transmettant une solide culture arabe et musulmane. En 1947, entré à l’Ecole Supérieure des lettres, il y fait la rencontre déterminante de son premier vrai maître, mentor exceptionnel qui incitait ses étudiants à questionner inlassablement le mystère poétique : Gabriel Bounoure (1896-1969. Celui-ci était par ailleurs un immense et incomparable critique de poésie, aujourd’hui, hélas, bien oublié. En 1958, il rassembla aux éditions Plon, ses articles parus antérieurement dans les années 30 dans la N.R.F. où il était le « chroniqueur attitré pour la poésie », et surtout les fit précéder d’une longue, sublime et mythique introduction – tant elle était éclairante sur l’essence de la poésie -, le tout intitulé "Marelles sur le parvis" . Cette remarquable préface était depuis longtemps introuvable jusqu’à sa très judicieuse réédition, en 1995 aux éditions Fata Morgana).

C’est au cours de ces mêmes années que Stétié se lia avec l’immense poète qu’allait devenir Georges Schéhadé,(1907-1989) également Libanais d’expression française.

En 1951, il bénéficie d’une bourse française qui lui permet de venir à Paris et de s’inscrire à la Sorbonne. Seconde rencontre déterminante, celle de Louis Massignon (1883-1962), cet immense islamologue dont il suit « l’enseignement mystique et fortement engagé » simultanément à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et au Collège de France.

Tout en publiant ses premiers articles critiques, il fait la connaissance de Bonnefoy, du Bouchet, Deguy, Mandiargues, de même que des peintres avec lesquels il a réalisé au fil des années de nombreux livres d’artiste: Zao Wou Ki, Ubac, Alechinsky, Tapies…Dans les années 1960 , il entre dans la carrière diplomatique, d’abord Conseiller culturel du Liban à Paris, puis successivement Délégué permanent à l’UNESCO, Ambassadeur du Liban en Hollande, puis au Maroc, de 1984 à 1987.

Le poète et l’essayiste
L’œuvre de Salah Stétié est aussi prolixe que diversifiée. Poète d’abord, mais également essayiste de haute volée. Il se fait d’abord connaître au travers de son premier essai sur le phénomène poétique où il salue avec passion les grandes voix de la poésie arabe: "Les Porteurs de feu" paru en 1972 aux éditions Gallimard, couronné la même année par le Prix de l’Amitié franco-arabe.

En 1973, parait son premier grand recueil: "L’Eau froide gardée" (Gallimard). Le livre s’ouvre par ce poème lapidaire qui tranche avec le lyrisme des recueils suivants: [...]

Le cinquième recueil, l’un de ses plus accomplis: «Inversion de l’arbre et du silence » paraîtra chez Gallimard en 1980 et sera couronné par le Prix Max Jacob. Les années suivantes, les recueils se succéderont, dont en 1992 un hymne à l’amour intitulé « L’autre Côté brûlé du très pur » (Gallimard) entrecoupés d’essais, dont le plus remarquable est consacré à Rimbaud sous le beau titre de « Rimbaud, le huitième dormant » (1993, Fata Morgana).

En 1995 Salah Stétié reçoit le Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre.

«Les Parasites de l’improbable»(inédits)
« Les Parasites de l’improbable » , une section qui occupe 200 pages dans « Un lieu de brûlure », regroupent des essais à ce jour inédits et consacrés pour la plupart à une lecture inspirée des grands poètes français depuis Baudelaire et à quelques écrivains étrangers.

Grand et insatiable lecteur des poètes, Salah Stétié, dans la lignée de son maître Gabriel Bounoure, de ces incomparables essayistes n’ayant jamais cessé de questionner le mystère de la transmutation du langage en parole poétique et qui ont pour noms Marcel Raymond, Albert Béguin, Rolland de Renéville Jean Onimus, Jean Starobinski, Jean-Pierre Richard, Georges Mounin, Maurice Blanchot, Gaétan Picon, nous donne à lire ici des lignes éblouissantes sur les grands poètes qui l’ont depuis toujours accompagné sur les mystérieux chemins de la poésie.

Quel plus beau cadeau aurait pu nous faire cet immense poète qu’est Stétié en s’effaçant ainsi pour célébrer dans son dernier opus les grandes voix universelles de ses «alliés substantiels»?
— Revue Texture


Salah Stétié : une mélodie passionnée des mots (Entretien)



Originaire du Liban, « poète des deux rives » d’expression arabe écrivant en français, passeur d’émotions et de mots chargés de sens qui tentent l’élucidation de l’être et de son univers, Salah Stétié, auteur de nombreux ouvrages, traducteur, est incontestablement l’un des majeurs poètes de l’ère contemporaine. A travers l’entretien qui suit, le poète nous invite à nous laisser nous surprendre et nous émouvoir à travers cette parole éclairante qui dit et raconte l’enfance, la terre natale et bien d’autres sujets qui nous permettent de découvrir l’être, le poète et sa conception de la poésie.

Nadia Agsous: Vous avez été élevé dans un milieu familial qui vous a initié à la culture poétique et mystique arabo-musulmane. Vous êtes un poète arabe qui écrivez en langue française. Comment expliquez-vous le choix du français comme langue d’expression?

Salah Stétié: Mon milieu familial est, en effet, au départ, un cercle arabo-musulman, enraciné dans l’arabe, mais, pour ce qui est de l’Islam, pratiquant sa foi avec une grande capacité d’ouverture et d’accueil. Mon père avait très vite compris la complexité spirituelle et intellectuelle du Liban avec ses nombreuses communautés plus convergentes que divergentes, malgré les apparences, convergentes par des voies diverses vers la centralité du Dieu unique. Ma grand-mère maternelle, Sarah Samadi, qui était très religieuse et très pratiquante, alors même qu’elle n’avait jamais été alphabétisée, me communiquait par amour – l’amour très fort qu’elle me portait dès ma petite enfance et jusqu’à sa mort – ce qu’elle croyait, à la lecture du Coran (car l’analphabète qu’elle était lisait et relisait le Coran merveilleusement), être la Voie Droite, l’approche craintive et affective d’Allah. Mon père était croyant, ma mère aussi, mais très vite elle a ôté le voile. Mon père était pratiquant sans excès, ma mère pratiquait peu et elle se posait beaucoup de questions que parfois, à l’abord de mon âge mûr, elle me posait : « Dieu existe-t-il ? Faut-il croire à la parole sacrée ? Y a-t-il un autre monde ? etc. ». Elle était déjà vieille et moi-même j’avais pris mes distances à l’égard de tous les crédos dont le mien propre. Mais fallait-il désespérer une vieille dame au seuil de la mort ? Je répondais, en usant de facilités dialectiques, que tout était ouvert et que le rapport à Dieu ne pouvait être qu’un rapport expérimental personnel, que l’Islam, comme les autres religions, avait produit de très grands mystiques, des « voisins » de Dieu, et que de toute façon c’était l’une des plus hautes civilisations imaginées par l’homme. Que Dieu, s’il existe, ne peut être dans la créance abrahamique qu’un Dieu de miséricorde, une Divinité de pardon. Et que c’est sur cette miséricorde et ce pardon que la créature humaine devait compter et en quoi elle devait placer son espérance.

Instruit par l’arabité et par l’Islam dans mon enfance d’abord et, par la suite, à l’âge universitaire, à l’École pratique des hautes études où j’ai été l’élève de Louis Massignon, prodigieux arabisant et mystique, cela sur l’insistance de mon maître Gabriel Bounoure, plus tard m’étant lié à Jacques Berque ainsi qu’à Henry Corbin surtout, j’ai toujours été séduit par le soufisme et ses maîtres. Mais, élève des Jésuites, ayant beaucoup vécu au Liban et ailleurs dans des milieux très mélangés spirituellement, j’ai toujours pratiqué le dialogue avec chacun, par amour de sa vérité. Et il est vrai, comme l’a écrit à mon propos Adonis, que je suis un poète arabe qui écrit en français, Adonis voulant dire par là que les valeurs les plus significatives de l’arabité et le rythme même de celle-ci pouvaient se lire en filigrane dans ma création poétique et dans ma réflexion sur la poésie. Le français dans lequel j’ai écrit toute mon œuvre est une langue aimée par moi et choisie : aimée dès l’enfance, choisie dès la montée en moi de la conscience littéraire et philosophique. C’est de plus, pour l’expression poétique, une langue admirable, parce que sèche, rationnellement construite et qu’il faut en quelque sorte la forcer à chanter. Mais alors, quel chant est le sien!

Nadia Agsous: Vous avez publié des essais sur la poésie contemporaine arabe. Quel est votre regard sur l’état actuel de ce genre littéraire?

Salah Stétié: La grande génération de la poésie arabe a été celle du milieu des années 50. Il y a là une petite tribu de poètes dans les pays du Machreq décidée à briser tout à la fois l’académisme de la poésie arabe traditionnelle – même celle de Chawki, même celle de Moutran, même celle de Hafez Ibrahim et, aussi bien, le symbolisme d’une grande poésie novatrice, celle de Gibran, puis celle, autrement écrite et pensée, de Saïd Aql, la première procédant de Nietzsche, la seconde de Valéry – pour se rapprocher au plus près de la langue et de la réalité contemporaines. Dans mon essai Les Porteurs de feu, de 1972, paru chez Gallimard dans la prestigieuse collection « Les Essais », j’ai dit que cette poésie-là – avec comme principaux témoins et acteurs Badr Chakr es-Sayyâb, Youssef el-Khâl, Adonis, Mohammed Maghoût, Ounsi el-Hajj, Chawki Abichacra, et quelques autres – cherchait, quittant le ciel des idéalités rhétoriques, à atterrir, à reprendre pied sur le sol des hommes et de l’histoire en train de se faire avec de grands événements survenus. Tout en aimant certains des poètes actuels en langue arabe, il ne semble pas qu’ils apportent quoi que ce soit de fondamentalement novateur par rapport à leurs aînés immédiats. Reste que dans le monde arabe, où le roman, genre neuf, fait un surgissement éclatant et inattendu, la poésie continue d’être la création dominante pour juger de la vitalité de notre littérature: voyez le destin singulier et prodigieux de Mahmoud Darwîch qui finit, du fait de sa poésie, par devenir l’incarnation de tout son peuple.

Nadia Agsous: La poésie est selon vous, « d’une certaine façon, réponse à une question qui ne fut pas posée ». A la lumière de cette définition, l’acte du poète n’aurait-il pas tendance à revêtir une dimension « prophétique » voire visionnaire?

Salah Stétié: J’ai analysé les raisons profondes, liées souvent à l’inconscient de l’homme, qui font de la poésie, de la formulation poétique, l’expérience majeure dans l’accomplissement d’une langue densifiée et portée à son plus haut. Chez les Arabes en particulier, il arrive que l’éclat de la langue en poésie lui attribue une qualité plus qu’humaine. Le Prophète de l’Islam, à la révélation du Coran « en langue arabe claire », a même dû se défendre d’être un poète. Le Coran, pour se dédouaner de l’accusation, va même jusqu’à consacrer une sourate aux « Poètes » – grand honneur! – qu’il attaque dans la mesure où, par leurs effets de langue, ils créent un monde second nécessairement illusoire puisque seul le langage de Dieu est vrai. Mais la nostalgie prophétique est toujours là. Le plus grand poète arabe de la période classique ne choisit-il pas, au Xe siècle, le pseudonyme d’Al-Mutanabbî, à savoir l’aspirant à la Prophétie, «le Prophétisant»?

Nadia Agsous: Dans «l’Interdit», vous évoquez les «tenants de la poésie-langage». Que préconisent-ils à travers cette posture?

Salah Stétié: Toute poésie prend corps dans la langue. Il n’y a pas de poésie qui ne soit portée par la langue, de même que pour reprendre la distinction antique et primaire (les choses étant désormais plus complexes), il n’y a pas d’esprit ou d’âme qui ne soit pas conjointe à un corps. Il arrive cependant, c’est ce que je veux dire dans l’Interdit, que certains poètes usent des mots comme si ceux-ci étaient une fin en soi et se suffisaient à eux-mêmes : dans ce cas, la poésie telle que je l’entends perd sa raison d’être et devient une forme de rhétorique.

Nadia Agsous: La poésie est «la parole de la parole». C’est un « outre-dit », « une expérience » qui poursuit un objectif, écrivez-vous. Quel est le sens et la portée de cette vision de la poésie?

Salah Stétié: «La parole de la parole», cela signifie que la poésie, par l’invention permanente qu’elle insuffle aux mots – mots renouvelés, mots rafraîchis, mots réinventés même par les alliances verbales qui leur sont imposées – est, à la pointe du langage, cette énergie qui refait notre vocabulaire et le place en situation de recréation vitale. Ce faisant, l’énergie dont je parle empêche une langue de se scléroser et de mourir. Par la poésie, cette opération spirituelle aussi mystérieuse que compliquée, les mots sont plongés dans la nappe phréatique qui lie les hommes entre eux, et ils en ressortent rajeunis, restaurés, rayonnants. C’est sans doute cela que voulait dire Mallarmé (mais aussi, en d’autres mots, Rimbaud dans sa Lettre dite du Voyant) en assignant comme mission au poète de « donner un sens plus pur aux mots de la tribu». À sa façon, le poète arabe Ibn Arabi, également penseur et philosophe, ne dit pas autre chose quand il définit la poésie, ouvrant d’ailleurs à la langue un horizon encore plus large que celui de Mallarmé, en définissant la poésie comme «une rupture du coutumier».

Nadia Agsous: Quelles sont, de votre point de vue, les différentes fonctions des mots lors de la composition et de la lecture d’un poème?

Salah Stétié: Les mots retiennent la pulsion intérieure ou le surgissement venu de l’extérieur. Les mots condensent l’événement pour en faire un signe et lui donner un sens. Les mots bâtissent. Les mots chantent. Ils sont tout à la fois architecture, rapt du mystère, inscription, philosophie non-conceptuelle mais existentielle, musique car ils sont des phonèmes et leur agencement euphonique est – en tout cas en ce qui me concerne – essentiel, rythmes accordés aux mouvements qui agitent l’intériorité humaine et veulent les formuler, rayonnement de la langue dans sa gloire, celle-ci fût-elle d’humilité et de repli intérieur : regardant le dedans.

Nadia Agsous: Si la poésie a un usage utilitaire, de quelle nature sont ses apports aux hommes et au monde?

Salah Stétié: La poésie peut mobiliser, par son exaltation langagière occasionnelle, l’émotion et l’énergie des hommes. Elle est très utile, voire indispensable, dans les périodes révolutionnaires que connaissent les sociétés humaines, ainsi que face à l’agresseur étranger quand les mots de la poésie se font résistance. « Quand un jour un peuple veut la vie, force est au destin de répondre » a dit, en un vers célèbre, le poète tunisien Al-Châbbi. La poésie accomplit à ces moments-là sa fonction sociale la plus haute et, armant les consciences et les bras, elle inscrit son action directement dans l’histoire.

Nadia Agsous: Vous avez écrit sur la peinture. Quel lien établissez-vous entre le langage pictural et l’expression poétique?

Salah Stétié: La poésie et la peinture sont deux expressions de la créativité humaine, de même d’ailleurs que les autres arts, la musique notamment qui, je l’ai dit, joue son rôle dans la langue de poésie. Il y a des images – les métaphores – en poésie, de même que dans la peinture il y a toujours l’expression d’une émotion poétique. Les arts, tous les arts boivent à la même source qui est l’homme, sa sensibilité, son cœur, sa vision, le tout formant bouquet. J’ai, poète, fourni des textes à des peintres, nombreux, qui ont accompagné mes signes abstraits/concrets, mes mots, ma parole, de leurs propres signes graphiques. Et j’ai aussi, le plus naturellement du monde, appliqué ma réflexion à des œuvres de peinture ou de sculpture, ou tout autre développement plastique, qui me concernaient personnellement car ces œuvres parlent à mon propre réflexe créateur. Il y a, notamment dans le monde moderne, une ample circulation entre tous les arts et entre les membres de la communauté créatrice.

Nadia Agsous: Si la poésie est le truchement par lequel la vie intérieure des hommes et le sens profond et sacré du monde sont révélés, comment peut-on expliquer la place mineure, voire occultée de ce genre littéraire de nos jours?

Salah Stétié: Les sociétés modernes, fortement stressées et plus ou moins secrètement désespérées par les conditions de leur existence au quotidien, soumises aux dures lois de la prédominance économique dans l’ensemble des régions du monde, n’ont malheureusement plus beaucoup de temps à consacrer à leur vie intérieure. Elles poursuivent non plus l’approfondissement du sens de leur être-au-monde, qui forme l’objet de la poésie, mais le moyen de s’oublier, d’oublier la pression qui pèse sur elles. Par la télévision, grande malfaisante, qui « rêve » et « pense » à la place des hommes et des femmes, par le roman qui, le plus souvent, ouvre l’horizon d’une vie seconde « empruntée » et factice, nos sociétés sont devenues des sociétés de « divertissement » pour reprendre le mot de Pascal. La poésie, qui est l’essentiel – puisque même les textes les plus sacrés de l’humanité reposent sur elle – est ainsi délaissée. Mais je pense qu’elle ressurgira de sa retraite le moment venu parce que les êtres humains ont besoin d’elle pour voir à nouveau le monde, vivre vraiment leur vie, et enfin respirer. Il y aura, c’est mon vœu et mon espérance, une aube nouvelle pour la parole de poésie, ce cante jondo, ce chant profond.

Nadia Agsous: Vous dédiez vos deux derniers essais sur la poésie à Yves Bonnefoy. Comment l’œuvre de ce poète français vient-elle faire écho à votre poésie?

Salah Stétié: En fait, ce que je dédie à Yves Bonnefoy, un ami de plus de soixante ans, c’est l’Interdit, réflexion sur la poésie, sens et horizon, qui a paru en 1992 et qui lui était déjà dédié lors de sa première publication chez José Corti, avant la nouvelle version de ce petit livre qui vient de paraître aux éditions du Littéraire. J’aime et j’admire depuis notre première rencontre en 1953 ce poète majeur, avec qui je partage, à partir de mon propre regard sur les objets du monde et de la vie, bien des positions.
— La Cause Littéraire


Salah Stétié: «L’interdit» ou la grâce du poème.



Pourquoi un livre qui traite de la poésie – car il ne s’agit que de cela – s’intitule-t-il « L’interdit » ? Est-ce à dire que la poésie, le dire poétique et, partant, le poète risque sans cesse « l’interdit » ? Il se trouve que la poésie n’existe qu’à travers ce risque au sens où, ayant pour tâche essentielle de nommer l’innommé, elle rapporte, d’une contrée qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître, les bribes d’une parole que quelques hommes seulement peuvent entendre. La poésie exige, pour cela, une oreille sensible aux harmonies subtiles du dire sublime de la langue. Cet être-à-l’écoute, cette oreille qu’est finalement le poète reçoit des marges du monde l’offrande d’une parole inouïe destinée à être formulée dans la langue vernaculaire des hommes. C’est pourquoi le poète est aussi celui qui, recueillant dans la vasque de son ouïe l’eau lustrale d’une parole immémoriale, doit se faire l’émissaire d’un sens et d’un message plus grand que lui en faisant ré(ai)sonner ce qui, pour lui, passe toute raison. Passeur de sens, Passeur halluciné parfois lorsque le sens déborde son être, le poète est l’ambassadeur de l’être. Ambassadeur, Salah Stétié le fut donc doublement puisqu’il occupa, à l’instar de Claudel ou de Saint John Perse, cette fonction hautement diplomatique au Pays-Bas ainsi qu’au Maroc pour le compte du Liban, son pays natal. Cette fonction politique assumée peut être pensée comme le reflet existentiel, comme l’effet de la surabondance du destin poétique qui fait sentir sa puissance jusqu’à informer le quotidien et qui semble nécessiter, dans l’ordre de l’existence mondaine donc, une correspondance.

Salah Stétié, trop peu connu du grand public au regard de l’excellence de son grand œuvre, fait partie de ces auteurs essentiels, de ces « porteurs de feu » que sont les poètes par qui l’être trouve encore, en ces temps de détresse, à dire ce qui doit être dit afin que le dialogue avec l’homme ne soit pas rompu et que quelque chose comme une histoire puisse encore parvenir à une humanité désenchantée. Aussi belle et envoûtante que sa pensée est profonde et riche, la langue de Salah Stétié témoigne d’une haute culture qui fait honneur à ses maîtres que furent le magistral Gabriel Bounoure ou encore le flamboyant Louis Massignon. Homme de deux cultures, « homme du double pays » comme il aime à le dire, homme en qui l’Orient et l’Occident se retrouvent et se fondent comme se confondent, aux limites du jour, les lumières gémellaires de l’aube et du crépuscule, Salah Stétié, en un langage où la clarté de l’expression toujours l’emporte sur la complexité du sujet traité, nous fait profiter de cette singulière et ensorcelante lumière ou sagesse que dispense chacun de ses ouvrages et qui provient de ce soleil poétique posté aux confins des horizons et à l’origine du temps. Salah Stétié, nous donnant à mieux entendre l’étrangeté du dire poétique et, nous le rendant plus familier, réussit la gageure de nous familiariser avec ce monde que nous ne comprenons plus parce que nous ne l’habitons plus vraiment, tant il vrai, comme le pensait Hölderlin, que c’est bel et bien poétiquement que l’homme habite sur la terre. En lisant les textes de Salah Stétié, où partout effleure une spiritualité à laquelle aucun athéisme ne saurait résister, on appréhende mieux l’énigmatique efficience de cette « intuition d’un ailleurs derrière le cours aventureux des choses ». Cette brève mais intense, mais dense réflexion sur l’essence de la poésie nous fait comprendre combien le poème nous est essentiel, lui qui n’est rien d’autre, au fond, que la célébration de cette « réalité réelle » dont nous parle le poète, adjoignant à la réalité l’adjectif « réel » comme pour mieux souligner que, communément, nous ne faisons pas l’expérience de cette réalité-là, la seule, au demeurant, qui soit digne d’être vécue.

Pour autant, et malgré l’excellence des explications données par Salah Stétié au travers notamment de sa très pertinente analyse des « raisons et déraisons de la poésie », l’univers poétique reste infiniment secret, comme si tous les discours que l’on pourrait former à son sujet, toutes les lectures que nous voudrions en faire, étaient comme des blessures, des ouvertures sur le texte mystérieux du poème, qui, sitôt faites, se referment aussitôt pour ne laisser pas même apparaître cette cicatrice que doit laisser toute intention d’avoir voulu rendre raison de ce qui fait question. L’éclaircissement total du sens du poème n’est pas possible et cette impossibilité-là est le signe de notre finitude. Tout se passe comme si, pénétrant toujours plus avant dans l’espace des cercles concentriques que génère, comme des ondes, le milieu de l’être, le fait de tourner autour de ce mystère – que chaque poème exprime à sa manière – devait nous situer toujours plus résolument en nous-même. Lire ou relire, comme je le fais souvent, les ouvrages de Salah Stétié, c’est se mettre à l’unisson de la poésie, c’est reprendre à notre compte et comme étant notre destin propre ce que nous croyions jusque-là inessentiel et ornemental et c’est enfin, puisqu’il est un enfant d’Orient et d’Occident capable d’invoquer aussi bien Djelal Al Din Rûmî, Ibn Arabi, Bashô que Novalis, Pascal, Baudelaire ou Heidegger, profiter d’une parole claire et pure comme cette lumière de l’aube et profonde et riche d’expérience comme celle du crépuscule. Si, toutefois, le mystère poétique dont je me suis fait, l’instant d’une chronique, le très humble émissaire, ne vous semblait que trop vague, je vous invite à méditer cette géniale sentence de Valéry : « Les hommes ont une idée si vague de la poésie que ce vague même de leur idée est, pour eux, la définition de la poésie ». Et si, en revanche, ce mystère vous aimante, c’est que vous évoluez d’ores et déjà dans l’orbe de cette «économie spirituelle de l’univers» dont nous parle Salah Stétié et pour laquelle il travaille inlassablement, amoureusement et, pourrait-on dire pour faire écho au titre de cet ouvrage, périlleusement.
— L'Express